Eloge de la conversation
04/02/2008
Le thème de la « conversation » est en train d’émerger, comme on dit, et je ne serais pas surpris qu’il soit bientôt repris en France par des consultants à la mode. Théodore Zeldin, il y a déjà quelques années, a écrit un joli petit livre, et profond, sur le sujet. Plus récemment, Margaret Wheatley, consultante américaine renommée, a publié Turning to one another qui est une invitation à «remettre en conversation» les choses qui nous importent. Ces derniers mois est paru, sous la signature de Juanita Brown et David Isaacs, Shaping our futures through conversations that matter. Et voilà que mon ami Manfred Mack me signale qu’Humberto Maturana, biologiste, cybernéticien et philosophe, décrit les organisations comme des «réseaux de conversations». Un courant, manifestement, se dessine, que confirme sur le blog de Christian Mayeur, toujours à la pointe de la sensibilité contemporaine, un joli texte:
Au XXIème siècle, l'investissement le plus rentable et le moins polluant, c'est la conversation. Conversation pour apprendre, conversation pour s'amuser, conversation pour s'aimer, conversation pour résoudre des problèmes, conversation pour inventer des solutions aux défis inédits, conversations pour hybrider les imaginaires, conversations à l'échelle de la planète, conversations pour envelopper notre monde de signes et produire moins d'objets et de trajets inutiles. Un univers de relation créative qui sera l'empreinte culturelle de la société de l'immmatériel. Une économie légère, créatrice de richesse, écologique au sens premier.*
Je trouve pleine de pertinence la représentation que nous propose Maturana. Qu’il s’agisse du dialogue de Socrate avec Phèdre qui permet à ce dernier de progresser vers la vérité ; d’une confidence devant la machine à café qui viendra grossir le ruisseau d’une rumeur ; d’une information glissée entre deux portes ou d’une prise de parole plus formelle – tous ces registres, au surplus, s’enchevêtrant à chaque seconde - la parole est le continuum de l’humain. A tout moment, l’entrecroisement invisible des discours et des silences ouvre et ferme le cheminement des pensées et des actions. Ce «réseau de conversations», pour reprendre l’image de Maturana, est comme l’activité cérébrale du corps social. Ce n’est pas pour rien que les régimes qui se sentent menacés interdisent les réunions et censurent aujourd’hui l’Internet : ce n’est pas le fait que les gens se retrouvent qui les inquiète, c’est le fait qu’ils se parlent et que, par la parole et l’écoute, se tissent entre des humains de nouvelles façons de voir le monde et la vie. Dans sa banalité, la conversation est le foyer des révolutions. Comme le dit Peter Senge, « le changement commence dans les salles à manger ».
Cela dit, si converser c’est d’une certaine manière bavarder, bavarder pour autant n’est pas toujours converser. Dans nos sociétés, il y a aujourd’hui, pour les pouvoirs, des façons plus subtiles qu’une descente de police de s’assurer l’innocuité des «discussions de salle à manger». En fournissant, par exemple, le sujet des conversations. Pendant qu’on parle d’une chose, serait-ce pour la brocarder, les autres ne risquent pas de prendre vigueur dans les esprits. Décidément, la vigilance est à l’ordre du jour.
* http://www.entrepart.com/blog/index.php
2 commentaires
Ton propos me fait souvenir de ce passage qui m'a marqué à l'époque où je l'ai découvert. GHIGLIONE écrivait ceci en 1990 dans l’article Le “qui” et le “comment” (dans "Cognition, représentation, communication. Traité de psychologie cognitive" , R. GHIGLIONE, C. BONNET, J.F. RICHARD)
...Le temps de le retrouver et je te le partage :
”L’homme communicant, écrit-il, n’est donc pas le miroir réfléchissant d’une réalité, mais le constructeur incessant de ses réalités… un co-constructeur… dans une dynamique créatrice. La réalité sociale n’est pas un donné à traduire en langue, mais un chantier de construction. Les individus ne cessent de co-construire cette réalité, tout en se co-construisant, transaction communicative après transac-tions… Dans un espace co-interlocutoire, les sujets viennent négocier des mondes possibles en tentant de les donner à croire – pour un temps – comme le monde réel. La réalité devient dès lors un moment, résultant d’un procès d’influence provisoirement réussi, grâce aux transactions communicatives effectuées. L’espace co-interlocutoire n’est donc pas un lieu neutre et homogène, il est au contraire un lieu d’ajustement et de glissement sémantique”.
Bien amicalement à toi, histoire de coconstruire encore cette réalité qui nous occupe...
Et j'ajoute que c'est toi, Jean-Marc, qui m'a offert le livre de Théodore Zeldin et me l'a fait ainsi découvrir!
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