Thromboses
04/08/2008
Il m’arrive assez fréquemment de rechercher des ouvrages dont la publication remonte à quelques années. Or, si l’on excepte les grands classiques, on vieillit très rapidement quand on est un livre. Je me souviens d’avoir voulu me replonger dans le manuel de management d’un auteur indien. L’exemplaire que j’avais acheté dans les années 90 demeurait introuvable. Les librairies en ligne que je consultai l’annonçaient épuisé. Même d’occasion, aucun site ne le proposait. J’ai fait alors fonctionner le réseau des amitiés professionnelles. L’un de mes collègues, plus ordonné que moi, retrouva promptement le bouquin, dûment anoté, sur son étagère. Toutefois, je le sentais peu désireux de s’en séparer alors que, partant le lendemain en déplacement, je me voyais déjà mettre à profit quelques heures de TGV pour le relire. Alors, avec l’accord de son propriétaire, je l’ai scanné. Deux cents pages, deux par deux - en prenant bien soin de ne pas casser la reliure. Il s’est ainsi retrouvé, transformé en "livre électronique", sur le bureau de mon portable. Entre Paris et Bordeaux, j’ai pu revoir tranquillement les concepts qui font que, pour moi, c’est un des meilleurs livres de management qu’on puisse recommander.
Oui, mais… Comment, justement, recommander un livre qu'on ne peut plus se procurer ? Je comprends totalement la position de l’éditeur qui ne peut envisager de rééditer un ouvrage pour un public improbable. Moi-même, dans le moment, en comptant bien, aurais-je apporté plus d’une douzaine de lecteurs ? Nous voilà donc bloqués. Voilà une pensée, celle de l’auteur, empêchée de circuler. Voilà des personnes que cette pensée pourrait aider, éclairer, enrichir, empêchées d’y avoir accès. Voilà, tuée dans l’œuf, l’idée que j’avais caressée de constituer un groupe de réflexion qui pourrait un jour inviter l’auteur en France. Bref, comme l’insignifiant caillot qui, se coinçant dans une veine, peut provoquer votre mort, voilà une thrombose d’avenir.
En vérité, le blocage comme d’habitude est dans notre façon de penser. Les règles que nous avons mises en place, les habitudes que nous avons adoptées, nous paraissent gravées dans le marbre. Cela, d’autant que nous les pensons protectrices. J’ai découvert tout à l’heure* que les éditeurs cèdent aux pilonneurs, à moins de cent euros la tonne, les livres dont ils n’attendent plus rien. Ce ne sont pas ces centaines voire ces milliers d’euros qui, vous vous en doutez, vont considérablement améliorer le compte de résultat de la maison d’édition. Il s’agit d’abord pour elle de libérer de la place, parce que le stockage coûte cher et qu’il faut pouvoir accueillir les nouveaux titres qui, sans cesse, sortent des imprimeries. Cela, c’est parfaitement compréhensible. Mais ce faible prix de cession correspond aussi à autre chose : à l’engagement du pilonneur qu’aucun livre n’échappera à la destruction. Il paraît qu’à une époque point si ancienne, on arrosait même les ballots de bleu de méthylène pour bien s’assurer qu’ils n’iraient pas nourrir des réseaux parallèles où les oeuvres condamnées risqueraient de connaître une deuxième vie...
Je vais raisonner en barbare. Si la carrière d’un livre dans les circuits marchands normaux est achevée – la preuve étant qu’on le condamne à l’exécution capitale – et si l’on renonce donc à en tirer un ultime profit, pourquoi interdire qu’il puisse profiter à d’autres ? Pourquoi interdire aux pauvres de récupérer les restes de la table des riches comme on a interdit jadis de leur donner les excédents agricoles subventionnés ? Pourquoi priver de ce qui n’a plus de valeur pour les uns tous ceux qui en feraient un peu de bonheur ? Cela risque-t-il d’appauvrir les riches ? Avouez qu’en ces temps de difficultés écologiques, sociales et humaines, détruire de la valeur est une stratégie rien de moins que scandaleuse !
Autre cas de figure : s’agissant d’un livre effectivement épuisé, pilon ou non, mais qui présente un intérêt pour un public restreint, pourquoi se mettre dans l’impasse de l’édition sur papier ? Pourquoi ne pas systématiser les versions numériques ? Disons qu’en moyenne scanner un ouvrage représente une à deux heures de travail pour une secrétaire. On peut ensuite automatiser la vente, le paiement et la livraison en ligne, avec même des avantages pour l’environnement ! On m’invoquera sans doute trente-six raisons pour lesquelles ma suggestion est irréaliste. Mon opinion est qu’au nom de la protection et de la circulation des oeuvres de l'esprit, la reproduction numérique de livres épuisés devrait être un droit imprescriptible dès lors qu’une réédition traditionnelle est refusée par celui qui en détient les droits.
* http://www.lepoint.fr/actualites-litterature/le-grand-cimetiere-des-livres/1038/0/262709
2 commentaires
Si ce livre avait quitté la scne, il s'agit de trombose à coulisse...
pardon: thrombose ( pas de veine!...)
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