Du poids de la religion dans la pensée monétaire
12/07/2009
Je viens d'écouter cette intéressante émission de France Culture sur l'argent et la crise (merci Martine!): http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emiss... . Quand l'animateur a soulevé la question des monnaies complémentaires - introduite par un pseudo-reportage de 2030 mais qui aurait pu être fait aujourd'hui - j'ai sursauté en entendant l'économiste de service, André Orléans, déclarer que ce serait "une régression"!
Nos élites ne s'en rendent pas compte, mais elles sont prises dans un paradigme proprement religieux, celui d'un progrès qui consisterait à passer du multiple à l'un, du fractionné au monolithe. Ce n'est plus tout-à-fait "Ein Reich, ein Volk, ein Führer", c'est "un marché mondial, une monnaie mondiale, une idéologie mondiale". Peut-être est-ce un héritage du monothéisme triomphant des polythéismes, dont on retrouverait d'autres traces ailleurs, par exemple dans le "One best way" cher aux apôtres du management moderne.
Pourtant venait d'être évoquée par une autre économiste - dont hélas! je n'ai pas saisi le nom - le fait qu'une monnaie reflète des relations, autrement dit (mais le mot en France ne passe pas plus que celui de "libre-arbitre" devant la sainte Inquisition) une communauté. Or, d'évidence, même l'Europe monétaire et économique n'est pas vécue par ceux qui vivent dans son périmètre comme une communauté. Alors, la monnaie mondiale évoquée, qui serait entre les mains des boursicoteurs et autres traders, que pourrait-elle bien refléter à part l'idéal purement théorique des Diafoirus de l'économie ?
Qu'est-ce que signifie le mot "régression" en l'occurrence, en dehors du registre d'une croyance ? On sait depuis longtemps dans les milieux médicaux qu'il vaut mieux tuer un patient dans les règles que le guérir hors des règles. Les praticiens des médecines parallèles en ont fait maintes fois l'expérience même quand leurs succès plaidaient pour eux. "De par le roi, défense à Dieu de faire miracle en ce lieu!" C'est ainsi que les plans d'ajustement structurels chers à M. Camdessus ont amélioré des normes comptables tout en détruisant des populations et que certains services de l'ONU continuent à encourager les cultures d'exportation, qui multiplient les humains inutiles et affamés et enrichissent les exportateurs, au détriment des cultures vivrières. Une chose est sûre: si je suis le patient, ce que je préfère c'est être guéri fût-ce à l'encontre des grands principes. Dans certains domaines, ceux-ci ont tué plus de gens qu'ils n'en ont sauvé, y compris dans les pays occidentaux. Et si, du point de vue économique, je dois être sauvé par le développement des "monnaies complémentaires" que prônent avec des arguments solides mon ami Bernard Lietaer - quand même un des bâtisseurs de l'Euro - et quelques autres, eh! bien, tant pis pour la Vulgate, tant pis pour le clergé, tant pis pour les convictions religieuses de M. Orléans!
Notre époque a besoin de deux choses pour s'en sortir, seulement de deux, à la fois suffisantes et nécessaires comme on dit en géométrie: sortir du carcan des dogmes et retrouver le goût de l'expérimentation. Nous savons maintenant à quoi ressemble notre fossoyeur. Il nous reste à inventer notre vie.
Allez voir au pays de Tom Sawyer si on s'embarrasse des principes qui font le pouvoir des maîtres: http://www.lepoint.fr/actualites-monde/2009-07-02/etats-u...
5 commentaires
L'orthodoxie représente le pouvoir de la mort contre la vitalité chaotique des possibles. Pouvoir de mort versus puissance de vie, ce dilemme traverse la monnaie comme toutes choses humaines. Quand un artiste comme Beuys parle d'argent, tout est bousculé et revivifié, tu le sais cher Thierry. Economie de capacités, disait-il.
Bonjour,
C’est en tant que lecteur assidu de votre blog que je me permets de réagir à ce billet. Ce commentaire a pour principal objet, non pas la pertinence générale de votre réflexion quant au lien entre croyances et monnaie, mais l’étrange rapidité avec laquelle sont évacuées les propositions issues du champ économique. Je me contenterai ainsi de deux remarques brèves qui, je l’espère, n’auront ni l’aspect d’une défense aveugle de la science économique, ni la teneur d’une attaque quant à la qualité de vos écrits ; mais bien celle de la contribution au débat.
D’abord, il me semble, pour connaître assez bien le contenu des travaux d’André Orléan, que le taxer d’ « économiste de service » – bien qu’il paraisse assez évident que la raison profonde de sa présence sur ce plateau résulte plutôt de sa qualité d’économiste universitaire que de l’intérêt porté à ses recherches – ne rend pas justice à la stimulante prolixité de cet auteur. Orléan appartient en effet à un courant de recherche qui mêle sociologues et économistes, qui porte le nom d’économie des conventions, et dont l’objectif majeur est d’expliquer comment la coordination et la régulation (au sens de « création de règles ») sont rendues possibles malgré la permanence des conflits d’intérêts entre les individus. Au sein de ce courant de recherche, ses travaux portent notamment sur les aspects cognitifs de la décision collective ; par exemple, il a brillamment démontré, il y a de cela 20 ans (pour les âmes non-sensibles : Orléan, A. (1989), « Pour une approche cognitive des conventions économiques », Revue économique, vol. 40, n°2, p. 241-272), comment les décisions prises dans les milieux financiers résultent de comportements mimétiques, consistant non pas à suivre une sorte de prédicat de rationalité parfaite, mais au contraire à anticiper sur ce qu’on croit que les autres vont faire pour fixer les modalités de notre propre action. En ce sens, il me semble assuré que la réflexion d’A. Orléan est particulièrement éloignée de l’approche économique dite « néo-classique », qui postule que des « agents » doués d’une raison sans faille n’agissent que dans le but de maximiser leur profit ; ce qui m’amène à ma seconde remarque.
La lecture de nombre de vos billets me conduit à constater que la vision qui vous présentez souvent de l’économie, ou des économistes, est particulièrement biaisée. Celle-ci ne semble prendre en compte qu’une seule posture, qui certes a longtemps été majoritaire dans le monde universitaire, qui certes correspond à l’acception que l’opinion publique retient aujourd’hui des sciences économiques, mais qui n’est pas la seule : un mélange d’économie néoclassique walrassienne (offre, demande, équilibre parfait) et des préconisations de l’Ecole de Chicago (Friedman, la sophistication démentielle de modèles mathématiques, la recherche de lois universelles, la relégation des déterminants sociaux au rang d’imperfections du marché). Or, cette perspective n’a jamais constitué la seule possibilité de penser l’économie, encore moins qu’elle n’a toujours été plébiscitée. Pour n’en citer que quelques-uns, beaucoup de grands auteurs ont adopté une vision bien différente : Commons (dont l’ouvrage majeur date de 1909), s’intéressait non pas à l’équilibre parfait, mais aux « pratiques raisonnables » et à la « concurrence loyale » ; Dunlop (dont l’ouvrage principal est daté de 1958) s’inscrit en faux de la posture néo-classique pour lui préférer l’analyse des marchés non parfaits (oligopoles, monoples) et des facteurs sociaux (demande d’équité des salariés, notamment). Que dire des nombreux prix Nobel, comme Coase (qui s’intéresse lui aussi à l’imperfection du marché et en déduit l’existence des firmes), Simon (qui a contribué de manière décisive à l’avancée de la conceptualisation de la rationalité, réfutant la perfection des agents néoclassiques), Sen (et son approche mobilisant l’éthique), ou même Akerlof, Spence et Stiglitz (pour leurs travaux sur l’asymétrie d’information) ; non, non, ne limitez pas l’économie à Friedman, et autres Becker !
Les sciences économiques fourmillent de propositions alternatives, qui méritent d’être reconnues, diffusées, et non pas étouffées par la chape de plomb d’une vision extrêmement réduite et parcellaire de ce qu’elle peut proposer ; ou, pour citer un de nos « amis » commun, une vision « mutilante » de la réalité des sciences économiques.
Merci, cher M.S., de cette riche contribution. Vous avez bien compris qu'en parlant d'économiste de service, je ne visais pas votre éminent collègue mais le statut que lui conférait sa présence dans l'émission. Je persiste cependant à dire que j'ai été déçu par sa réaction sans aucune nuance quant à la proposition des monnaies plurielles. J'ai eu l'impression - après des propos brillants - de le voir subitement retomber dans la théorie qui se passe des faits et de la vie. Ce pourquoi je l'ai - sans doute hâtivement, vous venez de le montrer - rangé dans le "fourre-tout" de la pensée économique dominante. Car, pour moi, le problème est bien celui des représentations économiques qui mènent le monde et, effectivement, il s'agit davantage de l'Ecole de Chicago que des penseurs que vous citez. En ce qui me concerne, je me désole de ne pas voir plus divulguée et mise à l'épreuve la thèse de mon ami Maurice Obadia, qui a amplement démontré que, sous l'économie matérielle et marchande, et en quelque sorte la précédant, il y a une économie relationnelle dont l'ignorance ou le déni nous empêchent de prendre nos problèmes par le bon bout. Mais les systèmes, vous en serez d'accord, ne valorisent que les théories qui leurs permettent d'être légitimes!
Merci encore de votre contribution!
Sans connaître le contenu des travaux de M. Obadia, les quelques mots que vous présentez ici m'évoquent les travaux des "sociologues économistes", pour qui la dimension économique de l'échange procède de la dimension sociale de la relation entre les individus ; approche qui a toutes mes faveurs, au delà des difficultés méthodologiques et épistémologiques qu'elle rencontre.
Par ailleurs, je ne peux qu'abonder dans votre sens quant au mécanisme de légitimation des systèmes ; ce qui, ici, me rappelle les travaux de Kuhn sur les révolutions scientifiques et la nature des paradigmes.
Enfin, précision triviale mais tellement nécessaire à l'ego : je ne suis pas économiste :)
Personne n'est parfait! En tout cas, pour ne pas être économiste, vous avez une belle culture du sujet. Et un homme qui évoque Thomas Kuhn ne peut pas être vraiment perdu!
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