L'esprit de résilience
11/01/2010
Le chercheur américain Robert Ulanowicz nous permet de faire un grand pas dans la compréhension des systèmes complexes. Partant de l'observation des écosystèmes naturels, il a établi une distinction que notre époque ne fait pas entre la résilience et la performance. Nous sommes, dans tous les domaines et à corps perdu, dans l'ivresse de la performance. Nous avons même la croyance implicite que le maintien de la plus haute performance est le garant de la pérennité. En vérité, on peut mourir de la performance. La pensée de Robert Ulanowicz est une véritable percée. Malheureusement, je ne connais guère que la revue Transitions qui en ait donné (dans son n° 2) une présentation en français, et que la géniale Dominique Viel qui puisse la présenter en conférence.
Les stratégies de performance consistent à ôter tout ce qui ne concourt pas à l'objectif unique qu'on s'est donné : la vitesse, la puissance, la rentabilité, etc. On peut prendre pour analogie le profilage d'un véhicule de course : on enlève tout ce qui nuit à la pénétration dans l'air, toute cause de frottement et de ralentissement, et on favorise ce qui fera l'objet de la mesure de performance, en l'occurrence la vitesse. Comparez la forme de la DS 19 à celle de la B 14 et vous comprendrez tout de suite ; après, il vous suffit de transposer cette métaphore à d'autres domaines. En agriculture, l'objectif d'obtenir à l'hectare, au moindre coût, le tonnage le plus important d'un végétal donné sera atteint en cultivant les surfaces les plus étendues et les plus planes possibles et en supprimant toutes les espèces concurrentes. On appliquera le profilage à l'ADN même de la plante, de sorte que son développement privilégie les caractéristiques recherchées : taille, couleur, maturité rapide, etc. S'agissant des entreprises, la performance s'obtiendra en réduisant ou supprimant les charges qui ne concourent pas directement à la rentabilité à court terme. On préfèrera les machines - plus prévisibles - aux hommes - plus imprévisibles. On recherchera les fiscalités les plus faibles. Dans le domaine économique, la théorie d'Ulanowicz a été également reprise par l'économiste belge Bernard Lietaer qui démontre que l'étendue de nos crises financières résulte de la réduction de la diversité monétaire mondiale. Comme ces avions qui, en cas de panne, n'ont pas la voilure pour planer. Comme l'arrachage des haies et des broussailles qui laisse des pentes nues que les eaux peuvent dévaler jusqu'à provoquer des fleuves de boue et des glissements de terrain. Comme ces monocultures qu'un microbe met en péril mais qui ont brûlé tout ce qui aurait pu les relayer.
C'est à la variété et aux interactions des vivants qui le composent qu'un écosystème naturel doit sa résilience, c'est-à-dire sa capacité à se reconstruire sans cesse. En pensant à la crise et en lisant le bel article d'Edgar Morin dans Le Monde, je me suis dit soudain qu'un des registres dans lequel la théorie d'Ulanowicz a quelque chose d'important à nous dire, c'est celui de la pensée. Notre difficulté à comprendre ce qui nous arrive et à produire les solutions pertinentes vient - comme dans nos champs - de la monoculture intensive: celle de quelques mèmes. Notre écosystème d'idées s'est autant appauvri que la biodiversité. Je ne prendrai que deux exemples : dans le domaine économique règnent les concepts de « marché » et de « concurrence » et, dans le domaine financier, celui de « contrôle ». Nous en avons les résultats sous les yeux. Le marché et la concurrence sont incapable de répondre à certains besoins légitimes des humains et principalement ceux des générations futures. La règlementation financière s'empile à mesure de son inefficacité, mais elle engendre des paquebots de plus en plus gros qui ne font que des naufrages de plus en plus spectaculaires.
La preuve d'un esprit qui manque de résilience, ce sont les solutions qu'il produit, qui ramènent sans cesse aux mêmes impasses. « Toujours plus de la même chose, toujours plus du même résultat », disait le grand Watzlawick. Mais comment voulez-vous qu'un esprit fasse montre de résilience s'il ne cultive en lui que deux ou trois idées, qu'une seule représentation de l'histoire - qu'au surplus il est incapable de remettre en question ? L'esprit de la résilience, c'est la capacité de sortir de la geôle que constitue la pauvreté idéologique et scénarique. Quand osera-t-on ouvrir la cage du néo-darwinisme, du bigger is beautiful, des normes et de la centralisation croissante du pouvoir ? La résilience, c'est, comme le montre Boris Cyrulnik - mais aussi, dans le vif de nos vie, des coaches tels que Pierre Blanc-Sahnoun ou Dina Scherrer et des philosophes comme Eugénie Vegleris - la capacité de produire d'autres histoires que celles qui nous enterrent. Imaginez ce que peut être, pour l'esprit, le vide que j'évoquais d'une pente que l'eau dévale sans obstacles. On appelle cela l'obsession ou la folie. J'ai l'image des foules démentes de la fin des années 30...
2 commentaires
Wow ! je ne vais plus passer les portes ! :)
A part ça, il est vrai que si des centaines de milliers de personnes oeuvrent à faire évoluer les logiciels de nos ordinateurs, le système d'exploitation de notre cerveau, lui, est à peu près le même depuis le Pléistocène alors que nous avons en mains la puissance technologique d'une société post-moderne. C'est en train de devenir notre plus gros problème.
En fait, delon moi, il ne s'agit pas de nos logiciels d'origine, qui avaient entre autres des applications "solidarité", "rapport au milieu": il suffit de voir le rapport des peuples premiers à leur milieu et les relations au sein de la tribu. Notre aveuglement actuel vient des logiciels de l'hypermodernité: darwinisme simplifié à outrance et dévoyé, théorie du marché parfait inspirée de la physique où les sphères se déplacent dans le vide, illusion du contrôle par un envahissement d'abstractions issues de notre cerveau gauche (dont l'excroissance résulte elle-même de la culture pratiquée par notre système scolaire)...
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