Démocratie (I)
19/03/2011
Rousseau, dans le Contrat social, avait bien pressenti que le problème de la démocratie était son contournement par ce qu'il appelait des "factions". Les factions sont des regroupements d'intérêts sectoriels en vue de court-circuiter l'intérêt général. On a assimilé les factions aux partis politiques et on se souviendra des anathèmes - justifiés - que de Gaulle jeta sur le "régime des partis". Nous en avons toujours l’exemple sous les yeux quand des mesures sont adoptées grâce à la discipline de parti, après un faux débat amenant un vote sans surprise. Il est bien rare que des députés, même s’ils ont reçu de nombreuses mises en garde de leurs électeurs enfreignent cette discipline. Etre mis au ban de la famille leur coûterait plus cher qu’une petite trahison à l’intérêt général.
Mais les factions qui font litière de l'intérêt général ne sont pas que les partis politiques. Nous avons aussi les « lobbies », du nom du vestibule où, aux Etats-Unis, les hommes d’affaires rencontraient les membres du parlement pour les acheter ou les influencer. Ces lobbies, au cours du temps, ont mobilisé des moyens, développé des stratégies, cultivé un savoir-faire et une influence considérables. Par exemple, selon l’agence indépendante Center for Responsive Politics - http://www.opensecrets.org/ - les compagnies pharmaceutiques américaines ont investi 900 millions de dollars dans leurs activités de lobbying entre 1998 et 2005. Rien qu’aux Etats-Unis, elles auraient influencé, entre 1998 et 2004, plus 1600 dispositions légales dans le domaine de la santé. A Washington – la capitale fédérale – le lobbying de Big Pharma emploie plus de 1200 personnes.
La stratégie du lobbying est de s’adresser à l’ensemble des acteurs qu’un sujet concerne de manière directe et indirecte et de jouer à chacun de son instrument préféré. Non seulement le Législateur, mais aussi les milieux professionnels, l’enseignement, les publications de recherche, certains chercheurs, certaines ONG, etc. sont approchés et caressés dans le sens du poil. Les moyens d’action varient en fonction de l’honnêteté, de la naïveté et des motivations de ces interlocuteurs. Ils vont du financement des partis politiques à celui de certaines bourses et recherches, en passant par la fourniture d’ « informations scientifiques » aux décideurs politiques, l’organisation de colloques et de séminaires, et la corruption.
Derrière les actions repérables du lobbying des grandes compagnies, on peut discerner aujourd’hui un plan d’ensemble : réduire l’économie de la gratuité au profit de l’économie marchande. Par exemple, le patron de Nestlé allait jusqu’à déclarer qu’il ne voyait pas pourquoi « on n’aurait pas le droit de faire payer aux gens l’air qu’ils respirent ». Quant à la stratégie, elle consiste à disqualifier tout ce qui n’est pas industriel. Pour cela, on fera s’alourdir les mesures règlementaires et on induira la promulgation de normes de plus en plus exigeantes. Il s’agit de rendre hors-la-loi les biens et les services issus de la gratuité et de plus en plus difficile l’équilibre économique des organisations de taille modeste. Avec, bien sûr, la main sur le cœur. Au nom de la protection du consommateur ou du bénéfice pour la société.
La protection du consommateur et le bénéfice de la société, c’est l’argument pour les naïfs ou pour ceux qui, toujours à courir, n’ont pas le temps de prendre du recul. C’est aussi une bonne recette pour influencer certains esprits inaptes à une vision globale des choses : vous noterez que la plupart des grandes erreurs viennent de s’être écrasé le nez sur un problème. La solution qui en résulte devient rapidement un problème à son tour.
Bien sûr, il y a d’autres leviers. Certaines personnes, on le sait, résistent difficilement à l’attrait d’un virement sur un compte en Suisse. Ce ne sont pas forcément les plus nombreuses et les plus dangereuses. Les plus dangereux, comme toujours, ce sont les honnêtes gens. Ceux qui n’accepteraient pas un sou mais dont on va panser les plaies narcissiques en les invitant dans des lieux prestigieux où, en noble compagnie, ils auront l’impression d’être reconnus par la cour des grands. Ceux qui ont une idée fixe, une idéologie, un complexe de justicier, à qui on va faire valoir la grandeur de la cause qu’on leur propose de défendre : la santé des populations, l’éradication de la faim et de l’obscurantisme, le progrès de la science et de la technique, etc. Ceux-là vont se sentir envahi par l’esprit du Saint-Office et, suivant leurs influences, enverront des médecins au tribunal, déclencheront des descentes de la maréchaussée, diligenteront les agents de la répression des fraudes. Si vous avez des doutes, confiez à Google des noms comme Martine Gardénal, Terre du Ciel ou Kokopelli.
Un aspect du lobbying est le développement de réseaux d’interlocuteurs dans tous les milieux sensibles. Cela permet de désigner les personnes ou les organisations qu’il leur paraît utile de harceler. Le tissage de ces réseaux permet aussi parfois des alliances étonnantes : par exemple, en France, où certains pratiquent la chasse aux sectes comme d’autres ont pratiqué le maccarthysme, on aperçoit de temps en temps la tentative d’un amalgame entre bio, médecines alternatives et dérives sectaires, mais on découvre aussi que certains pères la pudeur ne sont pas sans lien avec Big Pharma.
En conclusion, je vous laisse réfléchir sur cette citation de Jürgen Habermas : « Les déficits démocratiques se font sentir chaque fois que le cercle des personnes qui participent aux décisions démocratiques ne recoupe pas le cercle de ceux qui subissent les conséquences de ces décisions. » (in Après l’État-nation, une nouvelle constellation politique).
3 commentaires
Bravo cher Thierry pour ce magnifique billet. Dommage de commencer avec le philosophe criminel du dégoût de soi, j'ai nommé le sinistre Rousseau et de terminer sur une telle lapalissade d'Habermas. Ta réflexion les dépasse, par l'acuité de tes observations et ta capacité à déceler au scalpel ces lignes de tension infinies qui habitent toute société humaine. Je perçois en toi une plus noble parenté, cette de Balzac et de sa Comédie humaine. Les sociétés sont des champs de force parcourus de ligues et religions, d'appareils et de corporations, heureusement les artistes, entre ascèse et mise en scène des vanités, en rappellent l'absurde non sens. Auprès de chaque acte aimant ou amoureux, nous retrouvons pourtant, là où se dresse l'homme en son rêve de langage et de dessin (dessein), la possibilité de devenirs dialogiques (et non dianétiques, comme la scientologie, dernière des religions à succès affublée du projecteur de la raison, essaie de le faire accroire). Ces dialogiques, ces paroles qui traversent, tissent le revers bona fide du monde. C'est celui-là qui nous intéresse.
"Au nom de la protection du consommateur ou du bénéfice pour la société."
Et que faites-vous, mon cher, de "l'urgence d'innover" (argument promulgué -courageusement, oui, oui- par la "stratégie régionale d'innovation" en PACA 2011) !? Pardonnez mon ironie, ma qualité de jouvenceau stagiaire paumé ne me pousse qu'au vice nocturne et à l'humour post-"desprogéen. Cependant, permettez cette question : que faire de ces incroyables monceaux de lucidité qui tapissent votre blog, mais dont la lecture de mon regard, malgré l'éloge interne et l'inspiration spongieuse qui s'y inscrit, ne projette au-delà qu'un horizon d'une bien terne mélancolie? Que faire de cette aberrante réalité ? De ces insaisissables vapeurs mercantiles dont le vertige parfume aussi d'une envie éclaboussante cette jeunesse devenue obtuse à force de pédagogues (ou de "métagogues"?) aigris de n'avoir jamais été, plus que les étoiles des publicités éphémères, les idoles de demain? Que faire des loups qui de courses en spéculations, ont pour nourriture l'adrénaline, hédonisme du divin ? Que faire du trop plein d'information, de position, de point de vue, de manifestation de valeur, de goût, de dégout, de virtuosité, de militantisme ignorant et scindé, qui rivalisent en factions avec l'appui des réseaux de la virtualité ? Que faire de cette économie parallèle dont l'inaccessibilité est malgré tout devenue indispensable pour tout béat de l'administration ou du tertiaire qui a son poste, ses puces et son orgueil à conserver ? Que faire...sinon en rire humblement...ou en crever ? Merci pour vos articles, je m'arrogerai avec votre permission tacite le droit gratuit de les citer.
J'ai pour règle de ne pas intervenir dans les discussions pour éviter la polémique où chacun ne fait que se renforcer dans son point de départ. Mais le commentaire d'un jeune homme - que je ne suis plus depuis... un bout de temps! - me remue beaucoup. D'une part, je ne voudrais pas que mon effort de lucidité et de démystification se fasse au détriment de l'optimisme de mes lecteurs. De l'autre, j'ai envie de vous demander: mis à part l'humble rire et la "crevaison", que je comprends, quelles réponses, vous, vous donneriez à vos propres questions ? Ce n'est pas pour vous retourner l'argument, c'est que, bien plus que celles de notre génération qui va passer, ce sont vos réponses qui façonneront le monde dans lequel vous allez vivre, et je me demande celles que vous donnerez car ce sont elles qui peuvent renforcer mon espoir...
Les commentaires sont fermés.