L’insoutenable différence
21/05/2011
Lettre adressée au courrier des lecteurs du New Global Time et publiée le 26 octobre 2046.
« J’ai décidé de quitter ce monde et je ne suis pas le seul. Quand je vous aurai dit que je mesure un mètre quatre-vingt cinq pour un poids de soixante dix-neuf kilos et un âge de cinquante ans ; que, depuis ma naissance, je suis en excellente santé, ne porte pas de lunettes, ne suis appareillé d’aucune manière et, malgré cela, cultive une assez bonne opinion de moi-même, vous aurez presque tout compris. L’intolérance de votre société nous est devenue insupportable. L’obsession agressive des braves gens à l’égard de ceux qui ne soutiennent pas l’emploi suscite en nous trop de dégout pour que nous continuions à vivre parmi vous.
Tel que je me suis décrit à l’instant, je promettais d’être dès ma naissance. Ma vie sociale a commencé par les moqueries des autres gamins. Jusque là, je n’avais essuyé que les regards incrédules et les remarques acides de mon père quand j’entrais le matin dans la cuisine pour le petit-déjeuner. Dans le genre : « Mais d’où sort-il celui-là ? » Ma mère lui répliquait invariablement : « Mais laisse-le tranquille. En prenant de l’âge, tu verras, il évoluera ». Moi, bien sûr, ces réflexions paternelles m’intriguaient autant qu’elles me mettaient mal à l’aise. J’avais fini par comprendre que les pères aiment se reconnaître dans leurs enfants. Pour le coup, d’évidence, il avait de quoi être frustré. Je ne pourrais guère mieux comparer mon géniteur supposé qu’au bon citoyen moyen : une masse ronde et blanchâtre d’où sortait de temps en temps une petite voix sifflante. Ma mère, à vrai dire, était si je puis dire du même tonneau ; mais heureusement elle ne paraissait pas avoir de doute quant au fait que je fusse le fruit de ses entrailles !
Je revois mon arrivée à l’école, quand une vingtaine de paires d’yeux arrondis se posèrent sur moi, incrédules. « C’est un mec ça ? » « Eh ! Dave, t’as vu ce vomi de rat ? » « Il s’est échappé du cimetière ? » Tous les gamins qui me scrutaient, pantois devant mon physique, étaient à l’image de mes parents et des adultes que je connaissais. Ils étaient magnifiques : lourds, adipeux, faits de replis empilés comme ces chiens dont j’ai oublié la race. J’avais pensé me faire des amis et je trouvais des juges mal disposés à mon égard. Ils auraient pu me plaindre, mais non. J’ai encaissé le coup. Le regard de l’institutrice ne fut guère plus amène. « Encore un anormal » sembla-t-elle se dire derrière ses hublots. « Allons ma vieille, attention à l’effet Pygmalion, mettons-nous en ++ ». Les choses ne s’arrangèrent pas au moment du déjeuner. Tous les gamins avant d’engloutir leur ration ordinaire – dont le cinquième me suffisait - sortirent de leurs sacs à roulette des gélules, des cachets, des tablettes qu’ils déglutirent ou sucèrent avec les marques d’une grande habitude. Je ne pouvais même pas créer là un terrain de complicité ; mon organisme débile n’avait besoin de rien : ni médicament, ni alicament. Le désespoir ! J’ai bien tenté le lendemain de prendre quelques substances chipées dans l’armoire familiale pour faire comme tout le monde, mais j’en fus ce jour-là et les suivants tellement malade que je renonçai au subterfuge. Tant pis pour la vie sociale et les amitiés.
Ce furent là les débuts d’une vie qui ne s’annonçait pas facile. Plus tard, j’eus évidemment du mal à trouver du travail. Les recruteurs, dès qu’ils me voyaient arriver du fond du couloir, me regardaient avec suspicion. L’un d’eux, un jour - sûrement pour me déstabiliser - me demanda si j’étais sûr d’être né sur cette planète. Heureusement, nous eûmes pendant quelques années des lois sur la discrimination positive. Puis, un nouveau gouvernement décida que « l’assistanat » était nuisible à la santé de l’économie – que, par exemple, la misère engendrant la violence était favorable aux emplois de sécurité - et revinrent les années de galère. Galère identique, tout naturellement, pour me trouver une compagne. Amateur de magazines et de films glamour, je n’avais d’autre idéal que celui des tous les hommes de ma génération : une femme la plus énorme possible, le crâne rose entre les mèches pâles, de tout petits yeux et des soupirs fatigués dans la voix. De ce point de vue-là, j’étais dans la norme. Mais, en revanche, ces magnifiques nanas de graisse molle que je convoitais n’avaient que du dégoût pour ma personne fluette et trop ferme… Ce qui me sauvait, c’est que j’avais depuis toujours une irrésistible envie de me dépenser physiquement. Après avoir parcouru au trot enlevé une douzaine de kilomètres, je me sentais bien dans ma peau, quelque bizarre et inadéquate qu’elle parût aux autres. Mais, comme vous pouvez l’imaginer, cela me perdait aussi en brûlant le peu de gras que j’aurais pu faire - d’autant que mon appétit, quoi que je fisse, continuait à se contenter d’une poignée de calories.
J’aurais pu trouver un petit bonheur à vivre ainsi. C’était sans compter sur la télévision, sans cette satanée émission de Globish Channel qui eut un retentissement extraordinaire à la fois dans le monde et dans ma vie. Un soir, un économiste brillant expliqua doctement que la santé de l’économie, donc de l’emploi, dépendait de notre niveau de consommation. Il détailla les emplois des différents secteurs - l’alimentation, la pharmacie, les vaccins, la sécurité, la banque, le cinéma, etc. – qui avaient besoin de notre engagement. Quelques actionnaires expliquèrent ensuite que la première victime d’une consommation insuffisante serait la recherche et le développement des nouveaux produits. « Vous imaginez ce que cela signifie en ce qui concerne la santé ? » Dans la foulée, vinrent témoigner des salariés, syndiqués ou non, qui confiaient à la caméra, des larmes aux yeux et dans la voix, leur angoisse du lendemain. En conclusion, l’économiste fit le portrait de « l’ennemi public économique numéro 1 ». Et je me reconnus ! Je mangeais peu, je ne dépensais rien pour mes loisirs, je n’avais pas besoin de crédit, je me déplaçais à vélo, je ne fréquentais pas les salles de fitness, je n’avais pas besoin d’examens médicaux et encore moins de drogues ou d’opérations – et même pas d’une psychanalyse...
Si j’avais été le seul à m’identifier, ce n’aurait pas été trop grave. Mais, comme il y avait eu une aggravation terrible du chômage au cours des derniers mois, énorme fut l’audience de cette émission. Pour ceux qui lisent encore des livres d’histoire, je ne peux trouver meilleure comparaison que la fixation que l’on fit il y a une trentaine d’années sur un nommé Ben Laden et sur ce que l’on appela, je crois, « l’islamisme ». Je n’étais pas le seul doté d’un physique débile. Nous étions une petite minorité que leur apparence même trahissait. Dès le lendemain de l’émission, nous devînmes « l’axe du mal ». Nous dûmes essuyer les regards torves des voisins de palier, surtout de ceux qui avaient des enfants au chômage. Puis ce furent les tracasseries et les descentes policières, ensuite les invectives politiques des partis extrémistes qui nous accusaient d’organiser un complot, en commençant par la démoralisation des populations honnêtes. Nos contempteurs s’enhardirent et, en pleine rue et en plein jour, nous jetèrent des pierres sans que personne ne levât le petit doigt. Il y eut même des groupes de jeunes qui se donnaient rendez-vous à la nuit pour ce qu’ils appelaient « une chasse au sous-homme ». Finalement, pour caresser l’opinion publique dans le sens du poil, le Parlement vota des lois discriminatoires. Comme le déclara la femme politique qui remporta l’élection présidentielle : « L’emploi doit aller à ceux qui le soutiennent ! »
Alors, avec ceux de nos semblables qui sont au même point de dégout, nous avons décidé de quitter votre monde. La suite est une autre histoire qui ne vous concerne pas. »
2 commentaires
On se heurte en ce moment à ceux qui ne peuvent imaginer qu'un autre monde soit possible alors même qu'il sourd sous leurs pieds...
Toute différence crée un paradoxe : à la fois une admiration mais une jalousie, à la fois un refus déterminé qui s'oppose au rêve de l'inaccessible... et pourtant comme c'est si bien décrit, différence et liberté se payent très cher mais rendent très riche intérieurement. Une richesse inaliénable...
J'adore ce nouveau tournant SF.
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