Utopies
02/07/2011
Nos ancêtres s’étaient appelés eux-mêmes « les Pèlerins », en référence à une vieille histoire du XVIIème siècle terrien. Mais les autres, ceux qui étaient restés là-bas, les avaient surnommés avec mépris « les fugitifs ». Mon grand-père nous avait raconté que ceux qui se préparaient à devenir les Pèlerins étaient très minoritaires sur Terre. Ils n’arrivaient pas à faire entendre leurs voix et leurs valeurs et ils avaient décidé un jour de s’exiler. Dans le plus grand secret, grâce à un ingénieur dissident, ils avaient construit un vaisseau capable de se glisser dans une fracture de l’univers et, voguant de corde en corde à une vitesse infiniment supérieure à celle de la lumière, ils avaient abordé à une planète jumelle de celle qu’ils avaient quittée et où ils pouvaient vivre enfin selon leur cœur. C’était une planète de prairies, de bois, de rivières pures, de grands espaces, de soleil et de pluie. Sans la moindre originalité, ils l’avaient baptisée « la Nouvelle Terre ». C’est là que je suis né et que j’ai grandi sans trop comprendre en quoi ce lieu de vie était supérieur à celui que nos ancêtres avaient quitté, car personne n’aimait en parler. Parfois, au coin du feu, un vieillard évoquait l’Ancienne Terre et il la décrivait fort semblable à celle où nous vivions. Mais il s’était passé quelque chose qui l’avait défigurée. Rendue à ce point du récit, la conversation s’étiolait et on ne pouvait tirer rien de plus des conteurs qui, sombrant dans un mutisme subit, le regard soudain tourné vers le dedans, se mettaient à tirer sur leurs longues pipes. Puis ils se levaient et allaient se coucher sans prononcer un mot de plus.
J’eus parfois l’impression que les Pèlerins se reprochaient un bonheur dont le prix était d’avoir déserté la Terre de leurs origines. Peut-être avaient-ils le sentiment d’avoir abandonné quelque chose. Des batailles qu’on n’a pas livrées, quelque hasardeuses qu’elles parussent, on peut toujours penser qu’on aurait pu les gagner. Ce qui est sûr, c’est que, à cause du projet, des familles s’étaient déchirées, des couples avaient rompu, les uns voulant partir, les autres non, chacun s’efforçant de faire revenir l’autre sur sa décision. A cause de ceux qui étaient restés, nos ancêtres, tout courageux qu’ils avaient été d’entreprendre cette immense migration, souffraient peut-être du sentiment d’avoir trahi. Ce qui était paradoxal, car, des quelques bribes que j’avais pu recueillir ici et là pour assembler une vague histoire, j’avais surtout compris qu’ils s’étaient épuisés à lutter contre un système triomphant qui, au surplus, leur refusait le moindre espace où ils auraient pu vivre selon leurs désirs et leurs lois. Il y avait même eu, semble-t-il, des persécutions, non pas sanglantes, mais sous la forme d’expropriations répétitives, de spoliations successives et de lois réduisant de plus en plus les libertés individuelles et collectives.
Un soir, lors d’une veillée, un très vieil homme, de manière inattendue, déclara qu’il faudrait peut-être savoir ce qu’il en était advenu de la vie sur l’Ancienne Terre. Les quelques survivants de sa génération parurent mollement scandalisés. Quarante années s’étaient écoulées. Ils étaient les derniers yeux à avoir vu notre planète d’origine. Ils savaient que, quelque information qu’ils laisseraient, une fois fermées leurs paupières un lien serait irrémédiablement perdu. Alors, ils nous enjoignirent d’envoyer une poignée d’observateurs. Ils nous révélèrent la cachette du vaisseau qui les avait emmenés et nous livrèrent des plans qui montraient comment, en en récupérant certaines pièces, on pouvait construire un vaisseau beaucoup plus modeste mais tout aussi rapide et, en outre, capable de nous ramener. Cela indiquait qu’à coup sûr la chose avait été pensée dès l’origine. Je me suis retrouvé dans l’équipe qui devait accomplir cet étrange voyage.
Je passerai sur les détails de la croisière. Je dirai seulement qu’à l’approche de l’Ancienne Terre nous avons brusquement quitté la lumière du soleil pour traverser une sorte de croûte nuageuse qui enveloppait tout et sous laquelle des soleils artificiels remplaçaient la lumière naturelle qui ne passait plus. Notre première impression fut que les Terriens avaient connu d’extraordinaires transformations morphologiques. C’était vrai en partie, mais l’étrangeté de leur apparence relevait surtout des artefacts qui parsemaient leur anatomie. Par exemple, ce que nous avions pris pour un groin n’était qu’un filtre qui leur permettait de respirer un oxygène en partie débarrassé des cendres et métaux lourds que l’air charriait partout. Ils avaient, sur les bras, la peau couverte de pustules qui se révélèrent être des diffuseurs de vaccins qu’ils faisaient recharger chaque semaine afin de protéger leurs organismes anémiés de la multitude de germes d’origine plus ou moins naturelle qui proliféraient en tout lieu. Nous comprîmes que leurs organismes s’étaient débilités en même temps que ces germes étaient devenus plus redoutables. Mais, curieusement, ils étaient très fiers de nous montrer combien la science arrivait à sauvegarder la vie dans cette escalade permanente. De même, ils étaient très fiers de nous expliquer que les sols devenus stériles continuaient à produire grâce aux combinaisons chimiques qui en remplaçaient la texture initiale. Là aussi, d’ailleurs, la végétation nécessaire à la vie était en lutte perpétuelle contre sa propre dégénérescence. Elle ne survivait que grâce à une surenchère d’ingénieries successives, chacune apportant le remède aux effets secondaires de celle qui l’avait précédée et ainsi de suite à l’infini.
Les gens que nous rencontrâmes étaient intrigués de nous voir là, mais trop sûrs d’avoir « la bonne vie » pour s’inquiéter vraiment de nous. Les progrès de la médecine leur permettaient de « vivre normalement » dans un environnement aussi létal que l’eût été pour n’importe quel mammifère les plus profondes fosses de l’océan. Surtout, ces progrès leur permettaient de ne se priver de rien : les diffuseurs de substances diverses associés à des puces électroniques et répartis sur leur corps leur permettait de mener la vie la plus débridée sans en subir les conséquences. Les triglycérides, le cholestérol, l’urée, étaient contrôlés en permanence et corrigés quelque nourriture ou boisson qu’ils eussent absorbée. Des diffuseurs dissimulés dans le creux de l’aine assuraient à tous les mâles, des plus jeunes aux plus âgés, la vigueur sexuelle nécessaire, au moment opportun, pendant que d’autres protégeaient leur cœur et leurs vaisseaux au cours des interminables coïts. Pour ce qui était des femmes, les substances adéquates leur conféraient des extases qui dépassaient de loin le savoir-faire plutôt rudimentaire de leurs amants. D’autres diffuseurs – chacun en avait une centaine, plus ou moins apparents, répartis sur tout le corps – régulaient les humeurs, car ces êtres étranges ne se contentaient pas de jouir de tout, ils déployaient aussi une activité extraordinaire qui les faisait ressembler à des fourmis. Nous les voyions, le matin, monter par millions sur les tapis roulants à grande vitesse qui les amenaient dans leurs lieux de travail respectifs, dont nous n’avons compris à vrai dire ni la fonction ni le fonctionnement. Tout ce que nous avons pu observer, c’était un mélange d’agitation confinant à l’hystérie, engendrant des émotions contradictoires que les diffuseurs chimiques implantés sous leur peau parvenaient heureusement à lisser.
Certains, parmi les plus riches, arboraient des lunettes qui faisaient penser à des masques de plongée. On nous expliqua que cet appareillage avait une double fonction : se voir comme on se rêvait et voir les autres comme on avait envie qu’ils soient. Les modèles les plus avancés permettaient d’ailleurs de travestir aussi les lieux où l’on se trouvait et, où que l’on fût, de s’imaginer au bord de la mer ou au cœur d’une forêt – deux lieux qui, à vrai dire n’existaient plus. Nous découvrîmes d’ailleurs un phénomène curieux alors que nous nous enquérions de l’organisation politique de cette société. Suivant les personnes interrogées, c’étaient Pierre, Paul ou Jacqueline qui occupait le trône. Nous ne pûmes jamais savoir qui régnait effectivement. Les questions que nous posâmes ici ou là à ce sujet semblaient oiseuses à nos interlocuteurs.
« L’important, nous dit un soir quelqu’un, c’est l’histoire qu’on se raconte du moment qu’elle nous rende heureux. »
1 commentaire
Les lunettes magiques, nous les portons tous depuis l'enfance. Elles ont été programmées par notre famille, notre culture et notre génération. Ce qui fait que nous vivons tous dans des mondes différents qui communiquent très localement, même si nous sommes persuadés que la réalité "commune" existe en dehors des récits qui la produisent. Très beau thème, qui évoque la série "Basilica" d'Orson Scott Card, sauf que dans le roman de Card, 40000 ans ont passé avant que les "Pélerins" ne retournent sur la Terre Mère voir si la planète a cicatrisé (et cela rappelle également Wall-E de Walt Disney, même si dans Wall-E, l'humanité n'a rien appris et a été maintenue sciemment dépendante de ses artefacts techniques). Toujours a la recherche d'un nouveau "grand récit", tu te lances Thierry dans son écriture, et avec quel talent !
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