Refuser de comprendre
06/08/2011
Deux événements ont marqué mon éducation économique. Le premier, au début des années 80, avait trait à la dette du Mexique. Encouragée par les institutions financières internationales quand le pétrole avait fait affluer les devises dans les caisses du pays, encouragée aussi par les Etats-Unis pour qui c’était un levier d’influence sur son gouvernement, la dette du Mexique avait explosé. Puis, le prix du pétrole avait baissé et vous imaginez le reste. Les jongleurs étaient passés du rire aux larmes, de l’euphorie à l’angoisse fébrile. Un expert, un jour, avait expliqué que, si les banques prêteuses – qui étaient plusieurs centaines – provisionnaient dans leurs comptes, à sa vraie valeur, la dette du Mexique, la plupart et non des moindres pourraient se déclarer en faillite. Autrement dit, tant qu’on faisait semblant de ne pas savoir tout continuait à fonctionner, mais un simple trait d’écriture avait le pouvoir de provoquer une catastrophe. Le second événement qui m’a fait réfléchir a été le krach de 1987. Les grandes entreprises françaises n’avaient pas eu d’aussi bons résultats depuis longtemps. Pourtant, emballement de la machine – qu’on a attribué à des logiciels qui vendaient ou achetaient automatiquement en fonction de certains critères, – et la bourse dégringola méchamment.
Entre temps, ayant intégré une banque mutualiste, je m'étais intéressé à l’histoire de Friedrich-Wilhelm Raiffeisen et de ses émules, et j’avais compris que l’enrichissement des usuriers provenait moins des intérêts auxquels ils soumettaient les emprunteurs que de la spoliation de ces derniers quand ils ne pouvaient plus rembourser. En rapprochant ces trois faits, la dette du Mexique, le krach de 1987 et le véritable fonctionnement de l’usure, je me suis forgé une idée assez frustre des rapports entre les financiers de haut vol et l’économie dans laquelle, vous et moi, nous avons notre vie. Je sais que quelque Diafoirus économiste pourra me démontrer doctement que mes idées sont simplistes et que je suis un arriéré mental qui n’a rien compris. A vrai dire, je m’en contrefous ! Il y a un moment - peut-être vous-mêmes l’avez-vous déjà ressenti - où comprendre trop bien c’est devenir complice. D’ailleurs le mot « compréhension » n’a-t-il pas deux acceptions ? Quand la RATP, trois ou quatre fois par jour, remercie les passagers de leur « compréhension » pour les incidents de parcours qu'ils ont subis, elle ne manifeste pas sa gratitude pour un acte d’intellection ! A quand des messages de Goldman Sachs remerciant les peuples à exsangues de leur « compréhension » ?
L’Histoire n’a pas attendu notre époque pour développer la rhétorique qui permet de montrer aux esclaves et aux misérables qu’ils sont à la place qu’ils méritent, à leur juste place, et que la faim, la souffrance et l’exploitation résultent de lois justes, voire sacrées. C’est le discours de l’usurier promu économiste. « Mon pauvre ami, je ne suis pas responsable de la maladie de la pomme de terre. Vous êtes venu me demander de l’argent, j’ai bien voulu vous le prêter. Maintenant, vous me dites que vous n’avez pas les moyens de me rembourser, que la récolte a encore été mauvaise. C’est bien regrettable, mais je n’en suis pas responsable. Je ne fais pas le temps et les bestioles. Je vous ai prêté de mon argent que vous vous êtes engagé à me rembourser. Vous me dites que le taux d’intérêt est trop élevé, mais vous l’avez accepté. Vous avez jusqu’à demain, sinon, en application de notre contrat, vos biens m’appartiendront ! » Il faut se souvenir que c'est en réaction à cela que le mutualisme du XIXème siècle s'est développé. On peut aussi se souvenir que l'Eglise fut longtemps opposée au prêt à intérêt, position qui est aujourd'hui encore celle de l'Islam.
Au delà d'un certain volume, il est douteux que l'argent ajoute beaucoup de plaisir à la vie. Il permet simplement de s'offrir plus de biens qu'on n'a de temps pour en jouir. Sans fréquenter la jetset, vous vous ferez une idée de la chose en comptant les paires de chaussures de quelque coquette un peu friquée qui n'a au mieux que deux pieds comme vous et moi. Evaluez le "temps de plaisir" que lui procure chacune de ces paires, dont le nombre d'ailleurs augmente de jour en jour. Vous pouvez remplacer les chaussures par des voitures, des datchas, des bijoux ou des avions, c'est la même chose. Le premier et véritable avantage de l’argent, ce ne sont pas les objets qu'il permet d'acquérir, c’est le pouvoir qu’il donne. Et c’est ce pouvoir que, nonobstant les prétendues lois de l’économie, il faudra accepter d’ébranler. Et ce sont les prêtres de cette religion qui fait main basse sur la planète au profit d’un tout petit nombre qu’il faudra oser condamner.
Mais peut-être devrons-nous aller jusqu’à imiter Ulysse : nous faire lier au mât de notre radeau et nous colmater les oreilles de cire pour ne pas entendre les discours dont on essaiera de nous désarmer. En tout cas, pour fortifier notre résolution, regardons le mal à sa source : est-il juste que quelques humains, sans produire de richesses réelles, aient pu accumuler une telle force de frappe financière ? L'argent qui nous a fait défaut, ne serait-ce pas celui-là même qu'ils se sont approprié, que nous leur avons emprunté et dont ils se servent pour nous étrangler ?
5 commentaires
Démonstration magistrale, mon cher Thierry.
Amitiés
Votre dernière question est en somme la conclusion de toute votre réflexion développée sur le sujet à savoir qu'une minorité a pouvoir, via l'argent, sur une majorité; cette dernière observation ne faisant aucun doute. Là où il faut oser aller à présent c'est dans le saint des saints qui pose le problème ainsi : ''Compte tenu de la nature humaine et de sa propension indéfectible à entretenir ,malgré elle, la convoitise et donc à forcément faire du tort à son prochain volontairement ou involontairement, l'argent doit-il continuer de bénéficier de cette légalité existentielle dont il jouit aujourd'hui et si non, ne devrait-il pas être prohibé comme serait également prohibé l'enrichissement personnel ou collectif ?'' Car on ne peut pas dire que les flux d'argent qui sont pourtant essentiels à l'équilibre des sociétés humaines et desquels nombre d'exitances dépendent sont une idée originale quand quelques-uns cumulent ou détournent légalement ou illégalement des sommes considérables sur des comptes dormants qui ne réalimentent pas le circuit des liquidités, au mieux, sont réinjectés dans d'autres parallèles profitant aux seules élites mais provenant pour beaucoup des masses populaires.
Qu'est-ce que la "nature humaine" ? N'est-elle pas plastique ? Cultiver la convoitise, l'insatisfaction permanente, est le ressort de notre monde actuel. Pas étonnant qu'elle explose, surtout si on la croise avec la possibilité de faire de l'argent avec de l'argent, danger contre lequel Aristote nous avait déjà mis en garde... Est-ce qu'une catastrophe engendré par l'argent pourrait marquer la mémoire collective et faire un tabou de la création monétaire ?
Flux et reflux, l'usure a été remplacée par des moyens bien plus sophistiqués, abstractions mathématiques, technologies et marketing débridé aidant. Quand la catastrophe réelle adviendra, celle qui sanctionnera les spéculateurs - cela arrivera fatalement un jour -, le bon sens reviendra avec. Puis inévitablement, au fil des ans ou des décennies, les mêmes dérives reviendront. L'homme et la femme qui aiment la vie savent qu'elle ne se situe pas dans ces zones de folie. Pourtant, l'autre catastrophe en cours, écologique, demande des investissements dans des infrastructures et pour celà, des financements et du crédit. Espérons que la catastrophe financière n'emportera pas avec elle toute capacité d'investissement. Car le crédit, c'est quand même aussi l'investissement.
Oui, tu as sans doute raison: l'argent ne fait pas le bonheur...
Tous les pauvres disent ça...
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