Que vive la Grèce !
16/02/2012
Autour de mes vingt ans, j'eus la chance de vivre une expérience qui, à, l’époque, devenait rare : une sorte de rite de passage à l'âge adulte. Ce rite a pris la forme d'un voyage en Grèce avec une poignée de copains qui sont restés pour moi comme des frères. Certes, ce ne fut pas la « grosse Wanderung » des jeunes diplômés allemands, ou le tour du monde qu'est en train de faire Estelle, ou le wwoofing dans l’hémisphère austral que vient de faire une autre Estelle. Ce ne fut qu'un mois dans un pays d’Europe. Mais rappelez-vous un premier détail qui avait son importance: dans ces temps maintenant si lointains, il n’y avait pas l’Internet et pas davantage de cellulaires, et, dans la Grèce d’alors, il y avait fort peu de cabines publiques et de lignes téléphoniques de qualité. Vous vous en doutez, ce n’était pas pour nous déplaire : nous étions – enfin - des chiens sans laisse ! Ce fut donc, à l’abri de la sollicitude et de l’autorité parentales, un vrai mois de liberté. Au surplus, ce fut un mois de nomadisme, à courir à la rage du soleil des routes sèches et caillouteuses, à dormir sous la tente en rase campagne – une expérience que nous faisions aussi pour la première fois. C'était en aout 1971 et le pays de Socrate était alors sous la botte des colonels. L’idée de ce voyage nous était venue l’année précédente, comme nous aidions l’un d’entre nous à décrépir une vieille ferme. Nos imaginaires nourris d’humanités s’étaient aussitôt emballés à cette perspective et nous n’avions plus rêvé que d’entrer dans ce livre aux images si familières, et ainsi, dans les mois qui suivirent, chacun finit par triompher des résistances familiales.
Nous avions établi un itinéraire qui nous faisait faire le tour complet du pays. Nous nous sommes déplacés de site en site et nous trouvions à dresser nos tentes dans la campagne environnante. Le soir de notre arrivée, cependant, au moment d’organiser notre premier bivouac, nous eûmes un moment la crainte que les choses ne soient pas aussi faciles que nous les avions imaginées. Nous venions de longer la mer dont la variété des nuances avait ébloui les moins poètes d’entre nous, et, pour installer notre bivouac, nous ne trouvions que des terrains de hautes herbes, ce qui n’est pas le sol idéal pour planter des sardines. Et voilà qu’en plus, sorti d’on ne savait où, un gars courait vers nous à toutes jambes en poussant des cris que nous prîmes pour une injonction de déguerpir. Quand il fut plus près de nous, nous vîmes une physionomie rassurante. Il nous répétait un mot qui ne nous évoquait rien. A force de gestes, il nous fit comprendre que ce n’était pas un bon endroit car les herbes abritaient des serpents. Nous nous apprêtions à nous éloigner, mais il nous fit signe de le suivre. Nous nous retrouvâmes bientôt devant une maison en construction – tout juste hors d’eau, comme on dit dans le bâtiment – au bord d’une petite plage, face à la mer. Et là, notre hôte – car c’est ce qu’il était en train de devenir – nous fit comprendre que nous pouvions y passer la nuit, à l’abri des reptiles et du froid. Gratuitement. Puis, il disparut.
Il n’y eut pas une soirée où les Grecs ne nous manifestèrent ainsi leur gentillesse et leur délicatesse. Le scénario se répétait à peu près toujours le même. La nuit suivante, par exemple, nous la passâmes près d’Olympie, dans nos sacs de couchage, à regarder les étoiles filantes en faisant des vœux. Nous avions frappé à la porte d’une ferme et demandé l’autorisation de nous installer. On nous avait montré un emplacement à un jet de pierre, sur un talus. Nous avions fait réchauffer quelques rogatons sur notre bouteille de Butane et c’est seulement quand ils virent que nous avions fini notre dîner que nos hôtes s’approchèrent, avec une bouteille de retsinata et un gros morceau de fromage. Je vois encore les jeunes filles, fort timides, qui restaient un peu en retrait tout en se poussant du coude et en pouffant. Les échanges n’étaient pas faciles. Les plus lettrés de la bande avaient une bonne connaissance du grec ancien, mais l’avaient davantage pratiqué sur le papier que dans le dialogue. Nous étions plusieurs à avoir, comme nos hôtes qui avaient vécu l’Occupation, une teinture d’allemand. J’avais au surplus, par précaution et par curiosité, suivi une poignée de leçons de grec avec la méthode Linguaphone. On mélangeait tout cela, on s’en arrangeait et on passait une bonne soirée. J’avais notamment appris à dire: « Nous sommes français ». Ce qui donne phonétiquement, si ma mémoire est bonne : « Emis imaste gallika ». Je trouve que c’est une politesse de pouvoir se présenter dans la langue de ceux dont on foule le sol. Un jour, j’eus cette réponse : « Ah ! Gallika ! De Gaulle ! Brigitte Bardot ! » C’était bon enfant et c’était un vrai bonheur. Même aux abords des grandes villes, quand la densité des touristes augmentait et que les terrains disponibles s’entouraient de grillage et de méfiance, il était rare qu’il n’y eût pas une rencontre chaleureuse. Un nom m’est resté : Spiro Damascos, un jeune architecte qui passait sur son scooter et qui nous proposa de nous montrer le chemin jusqu’au bal populaire où il se rendait.
La Grèce, bien sûr, c’est Homère, Socrate, Epicure, Platon, l’Acropole, Delphes, Délos, Corinthe, et tous ces lieux et ces esprits si nombreux qu’il faudrait des pages et des pages rien que pour les citer. La Grèce et l’âme de l’Occident sont indissociables. Mais, la Grèce, c’est aussi ce peuple de gens simples et hospitaliers que j’ai côtoyés pendant un mois. Alors, quand je vois ce qu’il est en train de vivre, ce peuple, j’en ai mal aux tripes. « Ce n’est que justice ! » s’écrieront les gardiens du temple de la finance, les sbires de ceux qui prétendent acheter le monde grâce à l’argent créé par l’usure et la spéculation. Et moi, j’entends, en réponse, ce mot d’Albert Camus : « Je préfère ma mère à la justice ».
Non, la Grèce, sous prétexte qu'elle a péché, ne peut pas être réduite à ce corps encore palpitant qu’on livre aux équarisseurs de service. Je ne sais pas ce que nous pouvons faire pour elle. Peut-être, au moins, de peuple à peuple, pouvons-nous lui envoyer des signes de fraternité. C'est ce que se veut cette modeste évocation de mes souvenirs. En tout cas, nous ne devons pas nous faire d’illusion : la Grèce est un miroir dans lequel nous pouvons scruter ce qui nous attend.
UN CHOIX DE CHRONIQUES EXTRAITES DE CE BLOG A ETE PUBLIE
PAR LES EDITIONS HERMANN
SOUS LE TITRE: "LES OMBRES DE LA CAVERNE"
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