Et la beauté ? Bordel!
05/06/2012
Vous aurez peut-être le souvenir de ce film de 1978, de Patrick Schulmann, intitulé «Et la tendresse ? Bordel!». La critique l’a boudé lors de sa sortie, mais, avec un million d’entrées, le public l’a plébiscité. François, le personnage qu’y incarne Jean-Luc Bideau, un collectionneur de coucheries, a la capacité de faire tourner son membre viril comme une hélice. Sans rire: la démonstration en est faite à l’écran! Mais qui donc est-il, avec son appendice tournoyant, sinon un narcissique et un obsessionnel de la performance ? Ce faisant, il passe à côté de l’essentiel (selon l’auteur et le public): l’amour. Celui que l’on ressent et pas seulement celui que l’on fait. D’où le titre du film.
Aujourd’hui, on pourrait lire cette histoire comme une allégorie de notre monde. C’est sans doute que, comme le dirait Edgar Morin, la réalité est hologrammatique: entendez par là que la même logique se projette dans le petit et le grand, dans notre vie intime et dans les affaires de la planète. L'homme qui fait tournoyer sa bitte sans la moindre conscience de ce qu’est l’amour est le symbole - ou le symptôme - de la démence d'efficacité technique qui s’est emparée de nous au détriment de tout le reste. On devrait lui dresser une statue - avec, au bon endroit, une girouette que le vent ferait tourner - tant il incarne le paradigme délirant de notre époque. Une époque qui met par dessus tout les produits de la technique au point de leur livrer tout ce qu’il y a sur la planète. Et cela, avec la certitude d’une légitimité qui les autorise à ravager sans scrupule ce qu’il peut y avoir de sensible dans nos vies et autour de nous. Je ne sais plus où j’ai lu ou entendu un capitaine d’industrie dire avec mépris que nous étions «une espèce sentimentale». Lui aussi, peut-être, avait un hélicoptère en lieu et place de ses bijoux de famille.
Oh! certes, il y a des conservatoires pour les beautés que recense quelque inventaire officiel! Nous savons mettre sous cloche ou derrière une vitrine les objets que nous jugeons dignes d’être protégés. C’est-à-dire les "oeuvres", les choses exceptionnelles. Mais la beauté ordinaire, celle dans laquelle baigne la vie du plus grand nombre, qu’en fait-on ? La beauté des lieux où simplement l’on habite et circule, la beauté de ces choses qui ne sont ni des monuments, ni des oeuvres, ni des exceptions, mais juste des endroits où l’on vit - cette beauté-là, qui en a cure ? Qui la protège contre ce qu’une époque qui devient folle juge comme l’intérêt supérieur de l’économie ? L’ancienneté insondable des forêts primaires face à notre besoin de grumes, de biocarburants ou d’argent, que pèse-t-elle ? La richesse de la biodiversité, face à notre impérialisme cultural, que peut-elle invoquer pour se sauver ? Et, plus près de nous, la beauté modeste des paysages de nos provinces, quelle légitimité a-t-elle à vouloir persister, confrontée au besoin de carburant de ce monde assoiffé d’énergie et à ses chercheurs de gaz de schistes ? «La beauté ne se mange pas en salade» vous dira-t-on. Pas davantage elle ne remplira les réservoirs de vos voitures. Cependant, même si on nous met trop souvent en demeure d’y consentir, avons-nous la nécessité de sacrifier en permanence la beauté à la salade, le sensible à la performance ? Ne pouvons-nous faire d’autres choix ? Un monde dont les machines de toute sorte tourneraient à fond, où 4x4, robots et gadgets auraient de quoi se nourrir mais où le regard ne saurait où se porter, l’ouïe où se tendre pour capter une émotion de l’ordre de l’esthétique et de la tendresse, ce monde-là mériterait-il qu’on y vivre ?
J’ai beaucoup aimé les Méditations sur la beauté de François Cheng. Une écriture comme on n'en lit plus, une pensée profonde, une sensibilité qui ouvre l’âme. Si j’avais le privilège d’approcher ce grand homme et si j’osais le lui dire, je lui demanderais d’écrire une suite: des Méditations sur la beauté ordinaire. Il est possible qu’à tenir de tels propos, les gens sérieux me couchent sur la liste des arriérés éventuellement dangereux pour le progrès de l’humanité. Il est possible que ceux qui me ressemblent ne soient pas davantage entendus que moi. Martin Luther était tout seul quand les indulgences lui sont apparues scandaleuses: la solitude du début ne présage pas de l’échec. Mais, bon, soyons pessimistes et supposons qu’avec la complicité de tous les braves gens qui ne se sentent pas concernés ou qui ne se voient pas vivre différemment d’aujourd’hui, on aura un jour souillé et enlaidi le moindre arpent de cette planète. Pour ceux, comme vous et moi, qui n’auront pas eu les moyens de se ménager une oasis, restera sans doute - comme dans ce film de la même époque: Soleil vert - des mouroirs où, avant de trépasser, regarder sur un grand écran la beauté qui n’est plus. En payant bien sûr. Business must go on!
3 commentaires
Des arriérés dangereux tels que toi, mon cher Thierry, on en redemande !
Petite piqûre de rappel, qui fait du bien là où elle passe.
En effet, après cet article, je me suis surpris à voir de la majesté dans le vol ordinaire d'une abeille en train de butiner.
Merci Thierry
P.S: Vous avez un air de notre nouveau président. ;-)
La seule chose à laquelle je crois, mon crédo ordinaire quoi ! Merci Thierry ! La beauté ordinaire est au coin de la rue, dans le moindre objet, la moindre goute de rosée, c'est un pur beaume pour le coeur.
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