Logique de marché et logique de société
18/12/2012
Les DRH ont souvent remarqué que certains collaborateurs de l'entreprise manifestaient plus de motivation dans leurs engagements associatifs que dans l'accomplissement de leurs tâches professionnelles. Ils en ressentent de l'agacement car, selon eux, le meilleur de leur énergie devrait aller à ceux qui les payent, leur permettant de vivre. Le phénomène, il est vrai, mérite d’être analysé car il paraît a priori irrationnel. Mais, avant d’aller voir de plus près, osons dire qu’on peut se féliciter que l’entreprise n’absorbe pas toutes les énergies disponibles. Comme le fait observer Patrick Viveret, si cela ne va pas plus mal dans nos pays, c’est bien grâce au produit de l’investissement bénévole.
Dan Ariely a mis en évidence deux logiques comportementales, la logique de marché, dans laquelle ceux qui s'y retrouvent sont censés maximiser leur profit - vous connaissez la théorie de l'agent économique égoïste et rationnel - et la logique de société où la gratuité est la règle et la condition. Lors des expériences qu'il rapporte, le chercheur américain a découvert que, s'agissant d'une même tâche, la gratuité peut être un moteur plus puissant qu’une rémunération, même raisonnable. Voilà de quoi mettre à mal la réduction de l'être humain à une machine économique dont la vie se résumerait à la computation de ses intérêts. Nos grandes organisations l'ont en partie compris qui ont essayé, à travers projets d’entreprise, conventions, actions solidaires et mécénats divers, de se poser comme communautés afin de récupérer cette énergie qu’elles voyaient s'évaporer scandaleusement au profit de la société civile. Mais l'amalgame fonctionne mal. Une réserve d’Indiens gérée par une autorité centrale n’est pas une tribu. Une communauté de travail qui dépend d'une politique ordonnée à la maximisation du profit peut être ébréchée dès que le cours de l'action l'exige ou sitôt que change le chef que nomment des intérêts étrangers. D’abord, la trahison des beaux discours de la veille sera manifeste, puis la logique de marché l’emportera parmi les salariés eux-mêmes, chacun cherchant à sauver sa peau.
Ces considérations, par contraste, me ramènent à la description que mon ami Alastair McIntosh me faisait de la vie sur son île des Hébrides au tournant des années 50. L’absence de moyens de réfrigération donnait aux habitants le choix entre le partage des denrées tant qu’elles étaient comestibles ou le gâchis qu’engendrerait leur dépérissement. Or, si le gâchis, d’évidence, en économie de pénurie est sacrilège, il est intéressant d’observer les relations qui résultent du partage. Quoique vivant en ce début du XXIème siècle dans une sous-préfecture où les réfrigérateurs ne manquent pas, j’en fais l’expérience. La culture vendéenne est celle du «on ne gâche pas» et aussi de la gestion des intérêts communs. Par exemple, les chefs d’entreprise, ici, n’ont pas attendu qu’une autorité les y invite pour réduire le chômage technique en mutualisant leurs ouvriers disponibles en fonction des hauts et des bas de leurs carnets de commande. A un niveau plus modeste, quand les tomates de nos jardins de retraités dépassent nos capacités d’absorption, nous en redonnons vite aux amis et au voisinage. Il en résulte une stimulation indéniable de l’affectio societatis, mais qui ne se traduit pas nécessairement par un échange immédiat ou direct. Par exemple, dans le sillage d’un même souci de transformer en plaisir ce qui aurait pu se perdre, certaines tomates d’août reviendront sous la forme de citrouilles de décembre, qui elles-mêmes proviendront parfois d’un ricochet avec un troisième jardinier qui avait récolté plus de pommes qu’il ne pouvait en manger, ou avec un quatrième qui avait des asperges en surplus. On peut reconnaître là cette logique de réseau que les communautés virtuelles croient avoir découverte. C’est tout simplement la logique de société.
La logique de société ne se limite pas, dans le cas évoqué, au partage des fruits et des légumes lorsqu’ils sont mûrs. Certains - certaines surtout - confectionneront des compotes, des soupes, des conserves ou des confitures qui prendront dans les échanges le relais des produits frais avant même que la saison soit finie. Mais il y a mieux. Lorsqu’une personne âgée et isolée n’est plus tellement en état de cultiver son carré de légumes, plutôt que de le voir en friche elle laissera tel ou tel de ses amis prendre le relais, sans qu’il soit besoin de papier ou de contrat pour qu’elle en ait le retour. Le jardin lui-même, ainsi, ne sera pas un espace gâché. D’ailleurs, en l’occurrence, le mot «gâchis» convient-il ? s’agit-il seulement d’un comportement d’économie ? Ce que je ressens plutôt, c’est le respect pour la terre, le travail humain et leurs fruits.
C’est là, me direz-vous, une description bien idyllique et, malheureusement, la société nous montre aussi des visages moins réjouissants. Ce que je vois et ce que je veux retenir, c’est que notre espèce fait preuve d’une plasticité extraordinaire. C’est banalité de dire qu’elle peut produire des saints et des bourreaux. Sous l’effet de la peur de manquer, de l’angoisse, de l’humiliation, de la souffrance, mais aussi de la perte de confiance dans les autres, l’être humain peut produire des réactions qui rompent avec les comportements bienveillants et solidaires et aller jusqu’à la monstruosité. Cette plasticité est effrayante - mais n’est-elle pas aussi notre meilleur espoir ? Nous sommes capables de tout. Comment donner un avantage au meilleur ?
Au lieu de chercher le chromosome du crime ou de la sainteté, quand donc nous soucierons-nous des ressorts culturels qui font bonheur ou malheur ? Les formes que notre plasticité nous permet d’adopter ne résultent-elles pas de ce que nous nous racontons collectivement sur la vie, la réussite, le bien, le mal, le bonheur ? Toute histoire est une interprétation qui a les effets d’une prophétie auto-réalisatrices et qui se vérifie de manière tautologique. A la suite de la tuerie de Newton, on pointe le port d’arme, soit pour le limiter soit pour armer les enseignants. Comme d’habitude, le poisson tourne en rond dans son bocal. Mais s’interroge-t-on sur le bocal: l’histoire d’hyper-compétition qui traverse la culture américaine ? Depuis 1975, on parle de crise, depuis 1970 on sait que les ressources terrestres ne sont pas inépuisables. Mais depuis une quarantaine d’années, aussi, nous sommes gavés d’une autre histoire: celle de l’efficacité inégalable du marché. Les politiciens ont rendu les armes, intellectuellement, devant les économistes néo-libéraux. C’était oublier que, autour de la table où les «parties prenantes» se partagent plus ou moins équitablement le gâteau, n’étaient plus alors représentés ni la planète, ni les générations futures, ni même, finalement, l’humanité dans ce qu’elle est de plus qu’un agent économique.
Une politique de civilisation, pour reprendre la belle expression d’Edgar Morin, a besoin d’une ingénierie de civilisation. Celle-ci commencerait selon moi par rendre à la logique de société les lettres de noblesse que lui a subtilisées la logique de marché. Elle s’attacherait à faire goûter la saveur presque perdue de l’investissement gratuit. Elle diminuerait progressivement les bonheurs ambiguës que l’on tire de biens marchands, qui ne créent même plus d’emplois chez nous, pour cultiver le bonheur - éventuellement plus frugal, mais aussi plus profond - du vivre ensemble. C’est une des conditions, selon moi, du passage de la crise à la métamorphose.
4 commentaires
Une thématique bien dans l'aire du temps mon cher Thierry.
J'espère que le lien sera actif sur la bonne bande. Si ce dernier n'est plus à jour, choisissez la date du 20 décembre. Le dessinateur de Dilbert raille régulièrement ce type de management.
http://www.dilbert.com/
Bonnes fêtes de fin du monde, de Noël et d'année.
Je partage totalement ton constat et ton étonnement, cher Thierry. La cécité de nos dirigeants dans ce domaine me parait toujours surprenante. Que le lien social et les rituels spontanés de don et d'échange soient gratifiants, donne du sens et du bonheur à tous ceux qui s'y adonnent est en effet patent.
Mais quels pourraient être les leviers d'action des gouvernants pour rééquilibrer logique de société et logique de marché et mener une "politique de civilisation", comme tu dis (et c'est bien de ça qu'il s'agit). En se contentant d'assurer la reconnaissance sociale et de valoriser par des gestes symboliques l'importance de ces comportements sociaux (ce serait déjà pas mal)? Ou en allant plus loin et en inventant de nouvelles formes de "rémunération"?
A mon humble avis, il vaudrait mieux que les politiques ne s'en mêlent pas. Ils sont capables de pervertir les bonnes idées et de les naufrager en croyant les promouvoir.
@Le Jo : tout bien réfléchi, ce n'est sans doute pas faux. Dont acte.
Les commentaires sont fermés.