Eloge du grumeau
25/02/2013
Je ne dirai pas que la promotion de l’individualisme est une stratégie délibérée du Système pour nous affaiblir. D’ailleurs, si j’utilise le mot Système, c’est pour désigner le résultat d’un ensemble de forces, un phénomène émergent qui n’est pas forcément piloté par une conspiration mondiale ou doté d’une intention précise, même s’il va sur une erre reconnaissable. Force est de constater, en tout cas, que l’individualisme est, comme aurait pu le dire Marx, un allié objectif dudit Système. Il donne aux masses humaines une fluidité extraordinaire qui permet de les orienter comme on canalise un cours d’eau sur une pente. Son triomphe actuel résulte de facteurs multiples, parmi lesquels l’expérience vécue par certains d’une originalité personnelle en bute à un conformisme aussi écrasant que stupide. Toute force qui s’exerce dans une direction finit par engendrer une force en sens contraire et la machine à conformer finit par secréter ses propres anticorps. Mais cet affranchissement de la gangue sociale se retourne aujourd’hui contre nous. Si la «dissociété» que dénonce Jacques Généreux n’est pas le résultat d’un complot, elle est, à tout le moins, une aubaine pour le Système.
Vous connaissez le principe du pouvoir: diviser pour régner. Voilà pourquoi l’individualisme fait le jeu du Système. Il atomise la société. Une population d’individus jaloux de leur liberté individuelle, de cowboys fiers de leur solitude jusqu’à l’arrogance, mène paradoxalement à cela. Libre mais seul, vous ne pouvez vous opposer aux courants qui emportent des centaines de milliers ou de millions de vos semblables et qui finissent par vous emporter vous aussi. Il faut, à un moment, s’il apparaît nécessaire de résister, savoir se regrouper, s’associer, faire bloc. Mais relisez Germinal et vous verrez ce que cela suppose d’efforts et de sacrifices, et les contre-offensives parfois mortelles que cela attire. C’est que, pour la cuisine du pouvoir, l’idéal, c’est une pâte bien fluide qui coule onctueusement dans les moules à gaufre qu’on lui destine, et l’ennemi, à l’inverse, c’est le grumeau! Et, des grumeaux, il en est de toute sorte et de toutes les tailles, des gros, des moyens et des petits: communautés nationales ou locales, tribus, syndicats, familles... Le pouvoir ne les aime pas. Il s’en méfie comme de la peste. Si on leur permet de subsister, ils finissent par gâcher la vie.
La Boétie pose le premier ce paradoxe: comment se fait-il qu’un homme qui n’a qu’une seule tête, deux bras et deux jambes comme tout homme, puisse régner sur des millions de ses semblables ? En dissuadant ses sujets de former des grumeaux! J’ai connu par exemple des animaux de pouvoir qui savaient le danger des réunions que l'on tient en votre absence. J’ai entendu des éclats de colère à décourager de jamais recommencer ceux qui, fût-ce sans penser à mal, avaient osé se rassembler hors la présence du khalife. Bien sûr, au premier abord, le risque est de voir surgir une décision stupide ou qui va à l’encontre des objectifs que l’on poursuit. Mais il y a une raison plus fondamentale: c’est qu’à la faveur d’une réunion, un groupe humain peut acquérir une consistance propre et durable. L’affaire peut dégénérer en contre-pouvoir, et un jour, peut-être, en fronde voire en révolution: chacun sait qu’il n’est de fissure qui, une fois ouverte, n’aille en s’élargissant. De fait, ceux qui le détiennent savent que le pouvoir est beaucoup plus fragile qu’on ne pense.
Aussi, les stratégies déployées au cours de l’Histoire par les puissants, pour empêcher les êtres humains de s’associer spontanément et selon leurs propres lois, sont innombrables. La fourchette à défaire les grumeaux ne manque pas de variantes. Aujourd’hui, le Système est en passe de gagner et, pour l’essentiel, en touillant tout doucement, avec une sorte de bienveillance. Les grumeaux les plus gros, que constituaient les communautés nationales, s’écrasent d’eux-mêmes. Ils ont absorbé les croyances qui les dissolvent de l’intérieur: la solution du «tout marché» qui a engendré la myopathie de l’Etat, et la compétition généralisée - saluée comme l’expression ultime de la liberté créatrice - qui a complété le processus de décomposition en faisant de nous autant de gladiateurs dans une arène. La crise bancaire et l’explosion des dettes souveraines est venue rajouter son garrot aux Etats trop sots qui y ont mis le col.
La religion néo-libérale sait habiller ses dogmes et les rendre séduisants, surtout si vous réfléchissez à partir de votre intellect et non du sol que foulent vos pieds. Une des belles métaphores du Système, par exemple, c’est la fluidité. Que voilà un joli mot et comme le concept, a priori, est fascinant! Plus fluide le marché - tous les marchés - plus général l’enrichissement de tous! Vous irez où il y a du travail; ainsi vous serez où on a besoin de vous et vous en tirerez un revenu mérité. Comme les marchandises iront aussi où il y a de l’argent, donc là où vous serez si vous avez choisi de suivre l’emploi, vous aurez tout ce qu’il vous faut. Si tout est bien huilé, la machine fonctionnera à merveille. Cette mécanique idéale, construite dans le vide absolu de la pensée théorique, est aussi séduisante et illusoire que la musique des sphères. Elle a conduit la majorité des habitants de la planète à adopter sans examen le néolibéralisme et l’hyper-compétition. Mais elle est sans rapport avec la réalité. Qu’est-ce que la fluidité si l’on va voir du côté du quotidien ? Rien de moins que l’institution d’un darwinisme légal et généralisé, donc la démolition de tout ce que les humains ont tenté d’édifier au cours de leur histoire pour se protéger de l'arbitraire des plus forts.
En outre, la religion néolibérale est une idéologie qui se fait passer pour une science. Tout ce que promeuvent ses grands prêtres se réfère à la Déesse Raison. A l’inverse, les deux ou trois choses qui, malgré la démission des Etats, peuvent encore entraver cette fluidité de rêve ne relèvent de rien de rationnel: l’attachement à un territoire, les liens affectifs, la religion. Par exemple, qu’est-ce qui s’est opposé, il y a quelques années, au projet d'un constructeur automobile coréen de s'approprier une bonne partie de Madagascar pour y mettre une monoculture intensive de sorgho ? Les risques pour l’écosystème ? La misère qui en aurait résulté pour les quelques 100 000 petits paysans qu’auraient remplacés cinq ou six mille ouvriers agricoles salariés et mécanisés ? Même pas! Le grumeau dans la pâte, ç’a été la religion malgache: on ne vend pas la terre où sont enterrés les morts! Obscurantisme, n’est-ce pas, Mr Taylor, que de placer quelque chose au dessus de l'enrichissement matériel des plus forts ?
Cependant, sous nos latitudes, il n’est point de grumeaux, fussent-ils modestes, qui résistent à cet immense processus de décomposition des structures sociales. Au cours de ces dernières générations, on est passé de la tribu ou de la communauté villageoise à la famille pluri-générationnelle qui vivait sous un même toit, puis de celle-ci à une molécule de taille encore plus modeste: le couple. Aujourd’hui, bien que les films continuent de chanter des histoires d’amour éternel, ledit couple n’a jamais été plus volatile, entraînant la famille dans son inconsistance. Les foyers mono-parentaux se multiplient. Mais, curieusement, il n’est jusqu’au divorce qui ne bénéficie au Système. S’il faut trouver deux emplois en même temps au même endroit, cela ralentit la circulation des fluides. Le foyer monoparental, à l’inverse, est une aubaine: quand une seule personne élève les enfants, c’est plus simple de déplacer la famille. Car, simultanément, on a assisté au développement d'une immense mobilité géographique. Accepter de migrer est d'ailleurs devenu une des meilleures démonstrations que peut donner un salarié de son adhésioin au Système. Cette mobilité, ce faisant, a rendu plus ténus les liens de la plupart des gens avec le lieu où ils se retrouvent vivre. C'est anecdotique mais en même temps significatif: il n'est jusqu'aux plaques d'immatriculation de nos véhicules qui n'expriment à leur manière, avec la disparition des départements, cette rupture entre l'humain et le territoire. Aujourd’hui, tout se passe comme si de grandes manoeuvres financières prenaient le relai de ce déracinement. Il s’agit de transformer la terre en objet de spéculation aussi volatile que ces titres financiers qui changent de détenteur à la nano-seconde. Ce processus, dans notre propre pays, est bien plus avancé que vous ne pouvez le croire. Bientôt, si nos Etats ne retrouvent pas un peu de vigilance et de tripes, on nous retirera le sol de dessous nos pieds et nous n’aurons rien à dire.
Alors, que reste-t-il aujourd’hui à l’individu face au Système qui nous brasse comme un moulin à vent brasse les molécules d’air ? Nous avons ce que j’appellerais une illusion compensatrice: celle de pouvoir faire nombre grâce aux communautés virtuelles et aux pétitions. Je voudrais bien y croire, mais je n’en vois guère encore les effets. A vrai dire, je m’inquièterais plutôt de constater que, sur nos murs virtuels, on peut écrire à peu près n’importe quoi de n’importe qui sans qu’il y ait - dans nos pays s’entend - la moindre répression. Et cela me rappelle la tactique d’un homme que j’ai assez bien connu. Lorsque, en réunion, quelqu’un voulait soulever une question embarrassante, il lui donnait la parole sans barguigner, le laissait vaticiner sans réagir, sans émettre le moindre mot ou trahir la moindre émotion. Puis, lorsque l'autre s'était exprimé, il passait flegmatiquement au point suivant de l’ordre du jour. Une des grandes astuces du Système, peut-être, est de nous laisser nous répandre en verbiage tout en conservant paisiblement son cap. Chez beaucoup de gens, une fois qu'ils ont pu dire ce qu’ils pensent, l’énergie qu’ils ont mobilisée retombe: c’est un phénomène physiologique. Alors, nous restons devant notre écran, solitaires, mais la conscience apaisée d’avoir exprimé ce que nous avions sur le coeur et avec l’illusion d’avoir pris la parole devant une foule. A cela près que vous pouvez essayer de réunir cette foule dans la rue, devant le Parlement ou ailleurs, vous ne retrouverez pas grand monde.
Vous jugez mon propos pessimiste ? C’est de l’exigence, pas du pessimisme. Le manque de lucidité est, avec le manque de courage, ce qui peut nous détourner de l’action efficace.
13 commentaires
Bonsoir,
en terme d'exigence, de lucidité et de courage, peut être pourriez-vous vous intéresser à François Asselineau ?
Cdlt.
Bonjour Thierry, je me retrouve dans votre billet, avec cependant d'importantes nuances sur le vocabulaire à employer pour décrire la situation, en particulier le fameux "néo-libéral" qui est mis à toutes les sauces. En particulier, je ne vois pas en quoi les gouvernements sont entravés par une pensée ou un système néo-libéral. Les rapports entre les états obèses et endettés et leurs créanciers n'ont absolument rien de libéral, au sens philosophique, politique et économique du terme. Nous vivons la sainte alliance du dirigisme, de la ploutocratie financière et du consumérisme. Les états ont favorisé voire créé les crises financières en garantissant les fameux prêts "subprime", en faisant marcher la planche à billet avec des taux proches de zéro... "L'État, c'est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde" disait le bon Frédéric Bastiat. In fine, au bout de quelques années de gabegie, il faut bien que quelqu'un récupère la patate chaude et paye les dettes. Et c'est le citoyen de base qui s'y colle... Et pour faire passer la pilule et éliminer toute résistance, on atomise en effet la société, qui devient un conglomérat de producteurs-consommateurs orientés vers la satisfaction de leurs seuls désirs, satisfaction garantie par l'Etat (le droit à...). Nous sommes précisément dans la situation que décrivait Tocqueville il y a presque 200 ans : "Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? "
L'Etat ne nous protègera en rien de cette atomisation de la société, ses dirigeants font tout pour qu'elle progresse. Religion, famille, éducation, entrepreneuriat (je ne parle pas des grosses entreprises), association : tout est fait pour combattre les initiatives en la matière, si elles n'ont pas le blanc-seing de l'Etat...
Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Néolibéralisme
Le Jo, ce lien vers Wikipedia me renforce dans l'idée que ce que l'on appelle "Néolibéralisme" n'existe pas : c'est en effet nouveau, mais ce n'est en rien libéral, dans le sens où l'intervention dans l'économie et dans nos vie des Etats et de leurs agences n'a jamais été aussi forte. Le nombre des directives, lois et règlements produits par la France et l'Europe en une année est sans précédent. Et je ne parlerai pas de la multiplication incontrôlée des fichiers de police, de justice et de gendarmerie. Trouvons un autre mot pour décrire cette évolution. En dénigrant le libéralisme, même "néo", c'est l'idée de liberté et de responsabilité individuelle que l'on met en cause. Et par là la capacité pour des individus autonomes de former ces fameux "grumeaux". Prenons y garde avant qu'il ne soit trop tard.
@ Mathieu: il ne faut pas voir la masse des législations mais son orientation, "l'esprit des lois" pour reprendre l'expression de ce cher Montesquieu. Je suis d'accord avec vous que le mot "libéral" a subi bien des avatars. On est loin, par exemple, d'Henri le Libéral. Mais c'est le sort des mots d'évoluer et, aujourd'hui, celui-ci est fortement marqué des théories de Milton Friedman qui faisait bien la promotion du libéralisme et dont on a vu le travail des Chicago boys en Amérique latine.
Il est indéniable que le territoire du public s'est considérablement réduit au profit de la privatisation. Il y a actuellement un débat autour de la gestion de l'eau. L'Etat comme gardien d'une communauté nationale n'existe plus guère, il est devenu le gardien et le facilitateur de certains intérêts privés.
Vous avez raison en ce qui concerne l'illusion de démocratie 2.0 que l'on trouve sur internet. Vous dites: "Une des grandes astuces du Système, peut-être, est de nous laisser nous répandre en verbiage tout en conservant paisiblement son cap." Oui, et puis les graffitis sur les murs virtuels sont infiniment moins difficiles à nettoyer que sur les vrais.
Ceci dit, on peut peut-être imaginer que la toile puisse fédérer des mouvements dans le réel (IRL) et agglutiner les grumeaux pour en faire une pâte plus épaisse et plus apte à bloquer le moulinette du système. Je veux rester optimiste.
@ Le Jo : effectivement, on ne parle pas de la même chose. La mise en oeuvre des théories monétaristes de Milton Friedman en Amérique Latine s'est fait dans des contextes de pure dictature, qui interdisent que l'on puisse associer cela d'une quelconque manière au libéralisme politique. Le capitalisme ploutocratique sans une véritable liberté politique, ce n'est pas le libéralisme. La Chine n'est pas libérale.
Quant à la réduction du territoire public, elle est toute relative et récente : après des dizaines d'années d'expansion, la part des dépenses publiques dans le PIB des pays de l'OCDE a reflué depuis quelques années. Cependant, sur la période 2006-2009, les dépenses publiques totales ont progressé dans l'ensemble des pays de l'UE. Par ailleurs, en France, sur la période 1996 – 2009, le nombre de personnes employées par la fonction publique est passé de 4,52 millions à 5,30 millions, soit une augmentation de 17,2%.
Il ne s'agit pas du poids de l'Etat mais de ses objectifs et de ses résultats. Plus importante que le nombre de fonctionnaires, la fonte des frontières sous l'influence de l'idéologie "mondialisation". Plus important que les dépenses de l'Etat la cession au secteur privé d'activités de plus en plus nombreuses, sous l'effet de l'idéologie ou, comme en Grèce, des pressions politiques externes arguant de la crise. Il y a un retrait de l'Etat de ce qui constitue sa raison d'être: la représentation, la préservation et la défense d'une communauté nationale. Peuplé, goinfre peut-être, c'est quand même le palais des courants d'air.
Ben, les gars, je vois qu'on ne s'ennuie pas dans mon salon! Ne m'en veuillez pas de ne pas y prendre la parole, c'est une règle que je me suis fixée: j'expose mon point de vue et à chacun de se faire le sien. Mais ce n'est pas parce que je n'interviens pas que je n'apprécie pas ;-)
Oui, on est bien chez vous.
Merci Thierry pour l'hospitalité !
Ce serait encore mieux si c'était un salon avec deux o. Je ne trouve pas la cave a whisky!
@Le Jo : ok pour le whisky, mais on laisse les flingues à l'entrée !
Je confirme :-)
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