L’emploi, et alors ?
10/07/2013
Je rêve qu’un économiste calcule un jour les emplois que créent et entretiennent nos mauvaises habitudes et nos erreurs. Prenons quelques exemples.
Vous critiquez peut-être, comme moi, la prolifération de la voiture individuelle, cet engin polluant de sa construction jusqu’à sa mort, qui mobilise plus d’une tonne de métaux et de matières synthétiques pour ne transporter le plus souvent que quatre-vingts kilogrammes de viande et d’os - et cela, dans les grandes villes et leurs conurbations, à une vitesse moyenne souvent ridicule. Mais, imaginez que nous soyons suivis dans cette opinion par un grand nombre, que le parc automobile, en quelques années, diminue de moitié: que vont devenir les cadres et les OS de Peugeot, Citroën, Renault - pour ne parler que de nos compatriotes ? Que vont devenir les pompistes, les salariés de Total, les constructeurs de route, les guichetiers d’autoroute, les assureurs, les marchands de radar ? Que vont devenir les organismes de crédit ?
Autre exemple. Dans un hypermarché, je regardais, songeur, le linéaire des produits pour animaux. Il faisait bien vingt mètres de long: il faut savoir que la France compte quasiment autant d’animaux de compagnie que d’êtres humains. Ce n’est pas que je n’aime pas les animaux, bien au contraire. Mais la prolifération actuelle de ces compagnons à poils, à plumes ou à écailles vient alourdir l’empreinte écologique humaine, car, à la différence de ceux de mon enfance ou des espèces sauvages, ils sont maintenant majoritairement nourris, comme nous, de produits industriels. Songez qu’il y a même une «Chambre Syndicale des Fabricants d'Aliments Préparés pour Chiens, Chats, Oiseaux et autres Animaux Familiers»! Soudain, me sont apparues toutes les professions, tous les emplois que menacerait une éventuelle récession de ce marché: les ingénieurs et la main-d’oeuvre des usines à bouffe, mais aussi les producteurs des ingrédients de base, les vétérinaires, les fabricants de vaccins et les assurances mutuelles - sans oublier les toiletteurs de caniches.
Continuons. Les études se multiplient - surtout à l’étranger - concernant la dérive, sous l’emprise de l’industrie pharmaceutique, des pratiques médicales. Rien qu’à lire ce que j’ai lu sur le sujet, je n’ai qu’une envie et qu’une volonté: l’hygiène préventive. Même pas le dépistage qui a ses effets pervers et qui se pare abusivement du terme de prévention. Non, l’hygiène par le mode de vie. Mais cela signifie qu’il faut résister à deux choses: à la fois au climat de peur entretenu par les industries de la maladie - peur qui a son retentissement insuffisamment étudié sur notre physiologie - et à l’incessant racolage de la malbouffe organisée. D’un côté, ce sont les campagnes qui s’enchaînent: de vaccination contre la grippe du poulet ou du cochon; de dépistage du cancer du sein ou de la prostate; d’information sur les maladies cardiovasculaires ou l’escarre des femmes de chambre. De quoi regretter d’être en vie tellement, à la fin, c’est angoissant de se sentir ainsi assiégé par mille ennemis de l’intérieur: point étonnant que le Français ait le record de consommation de neuroleptiques! De l’autre côté, c’est l’appel continu à se rendre malade en se goinfrant d’aliments adultérés; en consommant des nourritures saines - peut-être - mais en trop grande quantité (comme la viande rouge) ou des légumes et des fruits qui, cultivés à la mode des années 70, avec force engrais et pesticides, contribuent en fait au développement de pathologies multiples.
Seulement, voilà: vous représentez-vous tous les pans de l’économie que nous allons ébranler si nous décidons de diminuer, par la prise en main de notre alimentation et de notre façon de vivre, nos risques de cancer, d’apoplexie ou de polyarthrite rhumatoïde ? D’abord, c’est l’usage des pesticides et des engrais chimiques qui va chuter, puis ce sera la consommation d’aliments carnés et de plats industriels. Ensuite, le ressac de cette marée atteindra tous ceux qui vivent de nos maladies: les médecins, les pharmaciens, les industries pharmaceutiques, les hôpitaux. Ne vous étonnez pas si l’on condamne un jour les naturopathes au bûcher à grand renfort de ces anathèmes dont la coûteuse mission Pédiluve a le secret.
Mais ne nous arrêtons pas en si bon chemin. Je n’ai pas encore appelé à la barre «l’économie du partage» ou la «consommation collaborative», dernières coqueluches des geeks et autre Génération Y ! En façade, c’est tout beau: il s’agit d’éviter le gaspillage qui résulte de biens insuffisamment utilisés. La chambre que plus personne n’occupe depuis que les enfants se sont envolés. La voiture à cinq places qui, sur des centaines de kilomètres, ne transporte que son seul conducteur. La tondeuse à gazon qui travaille une heure par semaine. Etc. Tant en ressources consommées qu’en pollutions rejetées, la production de ces biens a coûté à la planète. Alors que nous avons déjà dépassé depuis quelques années ce que celle-ci peut nous accorder dans ces deux domaines, utiliser davantage les biens existants plutôt qu’en produire de nouveaux - qui seront tout autant sous-utilisés - allège notre empreinte écologique. Mais, avant de vous emballer pour l’idée, réfléchissez un peu. Vous avez une pièce libre dans votre maison, vous l’indiquez sur un site approprié - et vous enlèverez peut-être aux hôteliers professionnels autant de nuitées que vous en récupèrerez! Je ne parle même pas du personnel d’entretien qui ne saura plus à qui se vendre.
Pour ne pas vous désespérer davantage, je ne m’étendrai pas sur le débridage des objets frappés d’obsolescence programmée ou sur ces robots du quotidien que le système de service après-vente condamne à des frais de réparation tellement exorbitants que la solution la plus abordable est d’en racheter des neufs! En résumé, une économie plus saine, pour nous comme pour la planète, est une tueuse d’emplois. Certains prophètes nous annonceront que le boom de «l’économie verte» compensera cette hécatombe. Pour moi, cela relève davantage d’un prêche que d’une démonstration rigoureuse. Je ne dis pas que les technologies concernées ne créeront pas de l’emploi, mais ma conviction est qu’à raisonner ainsi nous évitons de remettre en question les soubassements de notre pensée. Or, ceux-ci méritent de l’être, sinon peu importe la couleur de l’économie, nous referons les mêmes erreurs. Comment expliquez-vous, par exemple, qu’avec un accroissement de productivité vertigineux depuis les débuts de l’ère industrielle - au point que, dans les années 60, on parlait de l’avènement de la «civilisation des loisirs» - la solution au développement du chômage, aujourd’hui, dans nos pays et telle qu’elle est appliquée par exemple en Allemagne, consiste à promouvoir des emplois de misère ?
Pour essayer de nous arracher à cette mer des Sargasses intellectuelle, je poserai un principe qui me paraît solide, puis je formulerai deux hypothèses sur les représentations qui nous enchaînent, et, pour finir, je ferai une proposition. Le principe que je pose d’abord est qu’un être humain et sa communauté ne fonctionnent en bonne intelligence et durablement que si chacun a la possibilité de contribuer à la satisfaction des besoins des autres tandis que la communauté assure la solidarité de tous. Cette articulation n’allant pas de soi, surtout lorsque la communauté devient si étendue qu’elle échappe au regard, les uns et les autres se donnent des repères afin de s’assurer que la règle du jeu est respectée. Là-dessus, ma première hypothèse est que, bien qu’ayant mis tout en oeuvre pour nous libérer de la contrainte de la production, nous restons prisonniers d’une certaine morale du travail. Je veux dire que la contribution de tous à un niveau de vie global acceptable et compatible avec les capacités de la planète, ne requiert pas nécessairement aujourd’hui de donner une telle place au travail, mais nous sommes mal à l’aise, dans le fond, avec l’oisiveté - surtout celle des autres. Ma deuxième hypothèse est que, dans la crainte légitime qu’il y ait des profiteurs, nous nous sommes donné des repères et, aujourd’hui, nous faisons une confusion inconsciente entre la contribution nécessaire de chacun à la société et le fait d’occuper un emploi salarié. Que cet emploi relève d’activités contre-productives ou nuisibles, comme j’ai essayé de le montrer, a peu d’importance: il confère le statut de contributeur, d’«inclus», et soustrait aux accusations de parasitisme, alors que cet autre parasitisme peut être bien plus profond que l’inactivité.
Aussi, il y a urgence, me semble-t-il, à accepter d’explorer des formes d’organisation sociale et économique où la contribution de chacun à la société soit libérée des représentations et de l’échelle de valeurs qui sont les nôtres aujourd’hui. Indépendamment du revenu qu’elle procure ou non, une activité pourrait être appréciée en fonction de sa congruence. Par exemple, un emploi salarié dans une entreprise qui détruit par ailleurs du capital naturel ne jouira pas de la même estime qu’une activité, peut-être moins bien rémunérée voire pas du tout, qui protège et restaure ce même capital naturel. L’identité de la personne pourrait être aussi libérée du lien exclusif avec une activité ou un employeur uniques, qui constituent le repère dominant aujourd’hui - on est employé de banque, plombier, taxi, infirmière, etc. Chacun de ceux qui le souhaitent devrait pouvoir s’exprimer dans plusieurs registres. De même, les sources et moyens d’accès aux biens matériels pourraient se diversifier en fonction des activités pratiquées. Sommairement, on pourrait passer par l’argent, comme aujourd’hui, dans le cadre d’un travail salarié ou d’entrepreneur, mais aussi par le partage, le don en nature, le troc et l’auto-production.
Notre défi, au vrai, est celui du décloisonnement et de la démassification.
4 commentaires
Très remarquable et brillante analyse. Le travail n'est déjà plus l'emploi. La gestation de la nouvelle civilisation sera longue...
Belle démonstration, s'il en fallait encore une (et je crains qu'il n'en faille en effet encore beaucoup d'autres pour que l'idée fasse son chemin), que le PIB n'est pas la mesure de toute chose, et certainement pas celle du progrès humain...
Très éclairant rapprochement entre les progrès fulgurants des technologies, et les repères complètement décalés de la durée du travail quotidien ou de la vie professionnelle, avec l'amorce d'une réflexion ( à poursuivre!) sur le chômage et sa réduction, en créant les conditions d'un autre partage capital / travail au profit du second.
Rebattu, bien sûr; mais rebattons encore, qu'on l'entende!
Lu il y a quelques jours :
« Obligé de choisir entre changer d’idée et fournir la preuve qu’il n’est pas nécessaire de le faire, presque tout le monde s’acharne à trouver la preuve. » John Kenneth Galbraith
Il y a un vrai souci de conception du cerveau humain ... ah là là si seulement le "Bon Dieu" avait connu le "Design Thinking" on n'en serait pas là ... quel malheur quel malheur :-)
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