Prospective (1)
31/07/2013
Je suis tombé dans la marmite avant même de savoir que la prospective existait. Quand j’essaie de reconstituer mon cheminement vers ce que Michel Godet appelle une «indiscipline intellectuelle» - d’où le titre de ces chroniques - j’arrive à l’hypothèse que la mort rapide de mon père à l’âge de cinquante-huit ans alors que je n’en avais que vingt-et-un, a constitué le traumatisme originel. J’ai vécu un drame que je n’avais pas imaginé et j’ai retenu qu’il fallait se méfier de l’avenir qui va de soi. Je me suis mis à porter attention aux signaux faibles dénotant la gestation discrète d’un futur qui peut entrer en concurrence avec celui que l’on se représente trop benoîtement.
Cependant, s’il y a eu un traumatisme fondateur, je suis obligé aussi de reconnaître que mon imaginaire était, dès avant cet évènement, porté vers l’avenir. J’ai été très tôt un lecteur passionné de Herbert George Wells. «La Machine à Voyager dans le Temps», notamment, m’a fasciné. Or, qu’est-ce que la prospective, stricto sensu, sinon une machine à voyager dans le temps ? J’étais aussi de la «génération Spoutnik» (1958) et des premiers lecteurs de l’album de Tintin «On a marché sur la Lune». C’est-à-dire qu’autour de mes dix ans, le territoire des rêves était celui de la conquête spatiale, la terre promise s’appelait la Lune, Mars ou Vénus. Nous avons cru alors que monter dans une fusée, quand nous serions adultes, constituerait un voyage banal. Il n’en a rien été et, a posteriori, c’est une raison de plus de questionner les ressorts de notre représentation de l’avenir.
Cet intérêt pour l’avenir et ses métamorphoses a trouvé à s’investir professionnellement lorsque je me suis retrouvé responsable de la formation des dirigeants dans un des premiers groupes bancaires français. Je pense que pas un des séminaires que j’ai organisés alors pendant vingt ans n’a été exempt de ce souci d’anticiper l’imprévu. J’ai par exemple pressenti le développement du commerce électronique alors qu’on en était encore, dans beaucoup de milieux, à se demander quel était l’intérêt des e-mails. Mais j’étais un autodidacte et essentiellement un intuitif. C’est donc avec passion que, dans les années 90, pour me professionnaliser, j’ai suivi au CNAM l’enseignement de Michel Godet à qui, au surplus, j’ai pu donner ici et là des tribunes pour plaider la cause d’un avenir qu’il convient d’anticiper afin de l’orienter plutôt que le subir. Pour autant, je suis resté sur ma faim car, malgré la vigilance que confère l’exercice de la prospective, l’imprévu a continué de se manifester, et à une échelle spectaculaire. Qui a vu venir le 11 septembre ? Pourquoi Kodak - ceux qui ont eu leur premier appareil photo à dix ans comprendront mon attachement à cette marque - n’a-t-il pas compris à temps le potentiel de la photographie numérique ? Comment se fait-il qu’à l’exception de Paul Jorion et d’une poignée d’autres, personne n’ait vu venir la crise bancaire de 2007 ? Et la crise de la dette souveraine, qui l‘a anticipée et qui nous en décrira l’issue ?
J’ai alors adoré le livre de Nassim Nicholas Taleb: «Le Cygne noir» (2008). La caractéristique du cygne noir est que personne ne croit à son existence jusqu’à ce qu’il se montre, et qu’ensuite tout le monde tombe d’accord qu’il n’y avait aucune raison de douter de son existence. Transposé dans le domaine de la prospective, le cygne noir est un évènement que personne n’a anticipé mais qui, une fois survenu, révèle qu’il était tout à fait prévisible. Taleb a eu l’honneur d’expliquer ce phénomène au gratin de la Société Générale réuni en séminaire de direction au Sri Lanka et n’a eu en réponse qu’un silence courtois. "Encore un intello!" ont-ils dû se dire. C’était trois mois avant que n’éclate l’affaire Kerviel.
Alors, il y a ceux qui peaufinent la méthode des scénarios et, parfois, ils obtiennent de beaux résultats. La Shell, pas plus que les autres membres du club des Seven Sisters, ne croyait que les pays arabes reprendraient la gestion de leurs ressources pétrolières. Lors d’un atelier de prospective, cependant, ce scénario est sorti. On a bien ri. Mais, trois ou quatre ans plus tard, quand la chose s’est produite, les dirigeants s’en sont souvenu et cela a permis à la compagnie de réagir plus vite que ses concurrentes.
ll y a aussi - et ils ont du mérite - les psychologues ou neurologues qui s’efforcent de nous faire prendre conscience de nos taches aveugles. «Et voilà pourquoi votre fille est muette!» nous expliquent-ils. La belle affaire! Il faut qu’arrive la crise bancaire ou celle de la dette publique pour que les écailles tombent des yeux. En ce qui me concerne, je vois venir un appauvrissement drastique des peuples européens, une «grécisation» de l’Europe si vous préférez, et je ne suis pas le seul. Mais qui prend en compte ce scénario aujourd’hui, ne serait-ce que par précaution? On ferme les yeux, on se bouche les oreilles, on serre les fesses et on applique les mêmes vieilles pommades. Je vous donne rendez-vous dans dix ans et je vous parie qu’alors on nous expliquera doctement au 20 heures que tout cela crevait les yeux. Avec un peu de chance, ceux qui le diront seront les mêmes que ceux qui affirmaient en novembre 2008 que, dans deux mois, on ne parlerait plus de la crise.
Heureusement, il y a plus drôle. Il y a selon moi une autre catégorie d’explorateurs de l’avenir, énigmatique et fascinante, mais ce sont des gens qu’on ne prend pas au sérieux: les romanciers. Jules Verne, par exemple, a imaginé en 1870 qu’un sous-marin passait sous la calotte glacière du pôle Nord, ce qui s’est produit en 1958. Il a aussi imaginé qu’un jour on ferait de l’ingénierie climatique, ce qui est peut-être déjà en cours d’expérimentation à notre insu. L’attentat du 11 septembre a été décrit dans le roman de Tom Clancy «Sur ordre» paru en 1996. Quant au naufrage du Titanic, il est détaillé avec une précision confondante dans «Futility», de Morgan Robertson, publié quatorze ans avant l’évènement. En avance sur ce que nous pouvons observer, Jean-Michel Truong, dans «Le successeur de pierre» met en scène une population d’humains isolés chacun dans leur bulle et tous en concurrence les uns avec les autres. Une allégorie de la "dissociété" de l'économiste Jacques Généreux: si nous n’y sommes pas encore, nous y allons.
Je suis arrivé à la conclusion que si certains romanciers voient plus loin que les prospectivistes, c’est d’abord qu’ils se libèrent de la grille d’analyse de la rationalité et laissent libre cours à leurs imagination. Cette imagination, pour autant, n’est pas livrée à elle-même. Il ne s’agit pas de tourner le dos aux faits, mais, au lieu d’être garrotté par des données qui ne rendent compte que de notre représentation d’aujourd’hui, de les compléter en allant se nourrir à la force la plus puissante qui façonne l’histoire: l’inconscient humain. Là se trouvent les archétypes et les rêves intemporels qui, au delà de tous les calculs et quelles que soient les époques, téléguident nos choix et nos dérives. Là se retrouvent les archaïques passions qui embrasent l’âme humaine. Mais cela ne suffirait toujours pas à voir juste. Après avoir ouvert le champ des ingrédients à brasser, l’imagination du romancier fait aussi des liens entre des phénomènes que la rationalité compartimente et isole. Elle fait apparaître des complicités imprévues, des mariages morganatiques, des copulations contre nature. D'une poignée d'étoiles jetées au hasard dans le ciel, elle fait une constellation. La caractéristique fondamentale d’un avenir qui nous surprendra, c’est qu’y sera possible ce que nous jugeons impossible et impossible ce que nous jugeons possible. Seuls les romanciers peuvent s’autoriser à cette outrance. On ne leur demande pas d’être scientifiques. Les vrais «indisciplinés intellectuels», ce sont eux. Pour ceux de mes lecteurs que cela intéresse, je mûris un séminaire sur le sujet.
PS du 6 août 2013: http://www.lexpress.fr/culture/livre/1964-2014-les-incroy...
2 commentaires
Merci Thierry pour cette "mise en prOspective" ! J'invite les lecteurs du blog à (re)lire l'essai de Nancy Huston intitulé "L'espèce fabulatrice" (Actes Sud 2008), pour alimenter leur conscience du sujet.
C'est chouette ce petit croisement entre ta petite histoire et la "grande" histoire. Toujours le plaisir de te lire sur la plage, et de s'inquiéter de l'omniprésence du mensonge et de la lâcheté comme art de "gérer" les peuples. On n'est pas sortis des ronces ! Bises
Pierre
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