La planète de l’indifférenciation
03/12/2013
Encore une fois, il ne s’agit pas d’évoquer une quelconque théorie du complot. Tout système, dans le jeu complexe des éléments qui le composent, a une résultante qui lui est propre et qui peut lui donner l’apparence d’une intentionnalité. Comme la tartine qui tombe sur la moquette du côté où il y a la confiture, ce qui semble vérifier ainsi la loi de Murphy* et est simplement un effet du déplacement de son centre de gravité. Comme dirait Boris Cyrulnik, tout dépend de l’histoire qu’on se raconte.
Donc, sans y voir le projet d’un occulte conseil d’administration des affaires terrestres, notre système, me semble-t-il, tend à produire - entre autres choses - de l’indifférenciation. Le phénomène le plus évident et le plus ancien peut-être - tellement qu’on ne le voit plus - est l’adoption du jean à l’échelle mondiale. Dans les années 90, le prospectiviste Peter Schwartz annonçait l’avènement du «global teen ager», cet adolescent qui, quels que soient son continent et son origine, adopterait partout les mêmes vêtements et la même alimentation, écouterait les mêmes musiques et danserait les mêmes danses, apprécierait les mêmes films et aurait les mêmes idoles. Peut-être l’extension de cette uniformisation n’est-elle pas allée aussi loin que l’imaginait le fondateur du Global Business Network, mais on ne peut pas affirmer qu’il se soit trompé. La croissance des multinationales encourage ce mouvement. Je me souviens de l’ambition exprimée, vers la même époque, par les gens de Kellog’s, tellement sûrs de détenir les clés de la diététique que, des Patagons aux Inuits, ils voulaient rendre universelle la consommation de leurs produits de petit-déjeuner.
L’enseignement des business schools, soumises à un classement mondial selon des normes qui prétendent aussi à l’universalité, engendre les mêmes effets: des entreprises qui utilisent les mêmes logiciels intellectuels et qui, sous prétexte de cultiver les meilleures pratiques, se copient les unes les autres jusqu’à n’être plus que des clones. Un comble alors que la stratégie est l’art de se différencier! Mais regardez les résultats par métier, ôtez les logos et dites-moi ce qui distingue aujourd’hui radicalement les agences bancaires des principaux réseaux, les produits des différentes enseignes de la grande distribution ou une plateforme téléphonique d’une autre ? Quand tout a la même saveur, plus rien n’a de goût.
Allant dans la même direction, on peut observer aussi les conséquences des règlementations qui, au nom de la santé, du principe de précaution ou de la productivité, réduisent la diversité des espèces végétales ou animales et condamnent par leur poids prohibitif les petites entreprises qui apportaient une touche propre. L’agriculture industrielle a fait chuter vertigineusement le nombre des variétés de maïs au Mexique et de riz en Inde, et même la diversité des fromages français a souffert. On sait le débat actuel sur les semences et leur contrôle, je n’y reviendrai pas même si c’est une question plus brûlante selon moi que l’avenir des Bleus au Mondial. N’évoquons même pas les actionnaires de ces grands monstres de l’économie qui rachètent des entreprises pour les mettre à leur norme. C’est comme si une gigantesque bulldozer nivelait tout. Les conséquences n’en sont pas seulement matérielles: elles affectent aussi notre capacité de percevoir les différences, de faire des distinctions et la dose de liberté que nous sommes prêts à mettre dans notre vie. Ne convient-il pas de rappeler que tout phénomène à grande échelle a des conséquences anthropologiques et que ce sont sans doute les premières dont nous devrions nous soucier en nous posant la question: quel humain sommes-nous en train d’engendrer ?
Je ne m’aventurerai pas à faire ici la critique de ce qu’on appelle les «études de genre». D’abord, parce qu’elles font apparaître une vérité indéniable: la plasticité de l’être humain lui permet d’endosser des rôles extrêmes et d’instaurer des disparités que ne justifie aucune différence de forme ou de constitution. Mais, pour le moment, nous avons encore les repères nets, la bipolarisation marquée du masculin et du féminin, et le jeu des rôles reste un jeu de substitutions: homme, je peux avoir envie de me montrer féminin et, femme, de me montrer masculin. Mais tentons un peu de science-fiction. L’androgynie y fait d’ailleurs souvent partie du décor. Bientôt, à force de les vider de leur contenu, le masculin et le féminin que nous connaissons seront dissouts. Ne resteront que les différences anatomiques que noieront des manières de s’exprimer devenues communes et des coutumes vestimentaires indifférenciées. Je sais que, compte tenu de l’époque qui m’a façonné et de l’organisation traditionnelle du milieu familial où j’ai été élevé, je ne suis pas fait pour ce monde-là. Pour autant, je n’affirme pas qu’il sera pire. J’ai seulement envie de dire qu’à un certain point de non-distinction les relations entre hommes et femmes vont nécessairement changer, et pas uniquement dans le sens de l’égalité poursuivie. A nos idées simples le monde donne souvent des réponses déroutantes. Alors, dans ce futur de science-fiction que peut-il advenir ? Pour qu’au delà d’une attraction phéromonale pulsionnelle se cultive cette invention que fut l’amour, n’est-il pas nécessaire de conserver une certaine différenciation des comportements ? A-t-on vraiment envie d’épouser un autre soi-même ? Certaines qualités en suspension dans l’humain ne doivent-elles pas atteindre un certain degré de concentration, comme le sucre dans un verre d’eau, pour créer une différence de saveur qui nourrisse une attraction durable et nous rende palpable ce qu’elles peuvent nous apporter ? Mais peut-être nos enfants ou nos petits-enfants verront-ils l’émergence d’une société pour laquelle l’amour ne sera rien d’autre qu’une sentimentalité dont la disparition est salubre.
Je vais maintenant faire le grand écart et terminer ce survol avec le changement qui a affecté les plaques minéralogiques de vos voitures. Pour répondre à une homologation européenne, nos départements y ont été effacés. Détail futile ? Peut-être. Mais je pense aux transformations silencieuses qu’analyse le philosophe et sinologue François Jullien. Je pense à ces grains de sable qui s’ajoutent imperceptiblement les uns aux autres et, soudain, forment une dune qu’on n’a pas vu s’élever. Dans de nombreux registres, plus ou moins visiblement, se développent des processus de réduction et d’uniformisation du vivant, et j’y inclus l’homme et ses fondements culturels. S’additionnant hors de notre regard, ces processus pourraient parvenir à former une confluence puissante que nous découvrirons tardivement. Or, ce qui est nuisible à la diversité n’engendre pas seulement un appauvrissement matériel et des déséquilibres écologiques. C’est l’identité, au final, qui se trouve concernée. Celle-ci est une conjugaison et si les éléments qui composent cette conjugaison sont insipides, sans racines, l’identité n’est plus qu’une carapace vide. Sans retarder ma conclusion, je veux quand même entrouvrir ici une porte inquiétante: de quoi peut se remplir une carapace vide d'identité ?
En vertu du principe de récursion cher à Edgar Morin, je vous propose pour conclure cette double question: est-ce le système d’aujourd’hui qui fabrique l’homme de demain ou l’homme d’aujourd’hui qui fabrique le système de demain ?
* Dite «loi de l’emmerdement maximum».
1 commentaire
Merci Thierry pour cet article. On est systématiquement taxé de comploteur dès lors qu'on commence à se poser ce genre de question, et d'illuminé dès qu'on commence à vouloir y répondre.
Je vais m'essayer à répondre à votre question, sans prétention, mais avec mes lectures et ma culture.
Je pense clairement que c'est une poignée d'hommes qui a crée le système qui, lui, fabrique les hommes de demain. Je pense qu'il faut donc connaître les hommes (fondateurs) pour comprendre et éviter (ou adhérer consciencieusement à) leur dessein.
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