A propos de l’Etat (2)
15/01/2014
Je m’intéresserai ici à l’un des aspects du rôle de l’Etat qui me paraît vital eu égard à l’époque. Cette époque - du fait des forces qui s’affrontent et se combinent, du fait des limites planétaires à la croissance d’une consommation qu’on ne cesse pourtant d’attiser, du fait des limites anthropologiques d’une culture d’un humain sous influence, asservi à des bonheurs artificiels - est une époque de métamorphose. Ce qu’elle engendrera relèvera à la fois de la contrainte et du désir, du renoncement et de l’invention. Je suis optimiste quant à l’aboutissement de ce processus, car les aspirations, la créativité et le courage ne manquent pas. En revanche, ma conviction est que la traversée - que nous avons commencée - sera houleuse et qu’au passage de certains caps, comme sur la route du Vendée Globe, les tempêtes ne manqueront pas. Alors, dans cette aventure qui nous aspire tous nolens volens, le premier rôle de l’Etat, selon moi, est de créer les conditions de notre résilience individuelle et collective.
Spécialiste du fonctionnement des écosystèmes, Robert Ulanowicz a montré que la résilience - l’aptitude à se régénérer après une catastrophe - n’est pas du côté des monocultures intensives et des processus linéaires mais du côté de la diversité et des interactions multiples. Cette représentation de la résilience peut être étendue à bien d’autres domaines. Elle peut fertiliser la réflexion dans le domaine monétaire, comme l’a montré Bernard Lietaer. Elle peut irriguer l’invention de dispositifs qui favorisent la démocratie. Elle peut même inspirer la gestion de notre vie: Spinoza ne disait-il pas déjà, il y a quelques siècles, que, contre le malheur, il faut cultiver beaucoup de pensées heureuses ? C’est la même logique que l'on retrouve d'ailleurs aussi dans les techniques de créativité: produire beaucoup d'idées et favoriser leur hybridation.
Nos problèmes d’aujourd’hui sont souvent les rejetons des solutions que nous avons adoptées hier, de même que les problèmes que connaitront nos enfants seront issus de nos solutions d’aujourd’hui. Si l’on regardait de plus près, on se rendrait sûrement compte d’une certaine indigence de l’imagination - les effets d’une monoculture - et d’un déficit d’engagement des diverses parties prenantes - le manque d’interactions - ces deux choses résultant d’une organisation à la fois hiérarchique et unificatrice qui se réplique presque partout, dans les structures publiques ou privées, au plan local comme international. Mais n’est-ce pas, en vérité, le rôle que nous attendons que tienne l’Etat: hiérarchique et unificateur ? Je propose - dans un accès de mégalomanie, je le concède - que l’Etat se veuille moins dirigiste et davantage protecteur, et protecteur principalement du processus de création dont les citoyens peuvent être les auteurs et les acteurs. On m’a donné l’exemple de Samsung qui, plutôt que dépenser des millions en études pour essayer de savoir quel est «le» smartphone à produire, mise sur la diversité des modèles qu’il sème sur le marché, observant ceux qui réussissent comme un paysan surveille ses semis. C’est ce que nous devrions faire aujourd’hui - c’est ce que certains pionniers, d’ailleurs, réalisent, à l’encontre des préjugés, des dogmes et parfois des règlementations - dans les domaines de l’énergie, de l’habitat, de l’économie, de l’autosuffisance alimentaire, de la santé, de la démocratie...
Dans «Le principe de Lucifer», Howard Bloom montre que toute société a besoin de ce qu’il appelle un «moteur de conformité». La conformité est ce qui permet à une population de se comprendre tacitement et de respecter une règle du jeu commune sans avoir à se réunir et à discuter sans arrêt. Elle met de l’huile dans les rouages sociaux. Elle facilite la cohésion et l’efficacité du groupe. Mais elle a un revers: elle induit des comportements stéréotypés et, en cas de changement important dans l’environnement de la société, elle peut conduire au cercle infernal de faire toujours davantage de la même chose sans plus jamais obtenir le résultat recherché. C’est que la conformité est comme la clé d’un monde particulier : si le monde dans lequel on est correspond à cette clé, tout va bien. En revanche, si - souvent à notre insu d’ailleurs - on n’est plus dans le monde que l’on croit, la clé ne fonctionne pas. Ce qui conduit Howard Bloom a montrer également que toute organisation a besoin aussi d’un instigateur de divergence: celui qui ne perçoit pas, ne comprend pas, ne fait pas les choses comme tout le monde.
L’instigateur de divergence, c’est le vilain petit canard qui n’a pas réussi à se couler dans le moule, le moustique qui empêche de dormir, le trublion du consensus assoupi, le questionneur qui empêche de penser en rond, l’artiste hérétique qui bafoue les canons de son époque. Mais il est capable de ciseler une nouvelle clé ou en tout cas une pince-monseigneur qui entrouvre la porte d’un nouveau monde. Il pourra s’agir d’un obscur employé du Bureau des Brevets de Genève qui, entre deux dépôts, griffonne la théorie de la relativité pour rendre compte d’une anomalie que les physiciens officiels ont traitée de négligeable. Il pourra s’agir d’un Claude Monet et de son tableau «Impressions au soleil levant» - d’où provient le terme «impressionnisme» à l’origine forgé ironiquement par un journaliste - qui a enrichi notre façon de regarder. Il pourra s’agir d’un officier inconnu qui affirme que la prochaine guerre, loin de répéter les mouvements massifs d’infanterie de 14-18, sera motorisée, ou encore d"informaticiens qui ont l’idée de faire des photographies autrement qu’avec une pellicule. De nos jours, on trouverait probablement une belle population d’instigateurs de divergence parmi les chercheurs qu’une médecine à la botte des industries de la maladie essaie de réduire au silence, ces illuminés qui, comme le Dr Bruce Lipton, prétendent qu’on peut aborder les pires maux, de manière complémentaire ou carrément alternative, autrement qu’avec le bistouri, la chimio, la radiothérapie ou l’ingénierie génétique. On en trouverait aussi beaucoup dans toutes les initiatives qui tendent à redonner vie au lien social, à réinventer la solidarité, l'économie et le territoire.
Le problème cruel de toute société est celui de la relation entre le moteur de conformité et l’instigateur de divergence. Nous avons besoin de l'un et de l'autre: le malheur est qu’ils ne se supportent pas. Au point que l’un, prophète rejeté, ne cesse de maudire l’autre, lequel l’écraserait volontiers comme un insecte dangereux. Seulement, le duel est inégal: du fait de nos pentes psychologiques naturelles et de l'arsenal social et politique qu'elles ont engendré, il penche lourdement en faveur de la conformité. Pour que notre société soit créative à la mesure des défis qui l'attendent, elle a besoin d'un Etat qui accepte de se départir de son dirigisme et de son omniprésence pour protéger et stimuler la créativité citoyenne.
2 commentaires
Amusant, cher Thierry, je lis ton billet quasiment au même moment où je lis dans le Monde une citation de François Hollande, en discussion avec quelques journalistes après sa conférence de presse. Refusant l'étiquette de "libéral" qu'on essaie soudainement de lui coller, il déclare ce [qualificatif inapproprié, dans la mesure où "la France, même quand elle fait du libéralisme, le fait par l'Etat", comme ce fut le cas avec Jacques Chirac en 1986 ou Nicolas Sarkozy en 2007. Sa démarche, dit-il, est tout autre. C'est celle de la négociation avec et entre les partenaires sociaux. Ce qui lui fait dire que "nous sommes entrés, sans doute, en France, dans une phase sociale-démocrate"] (Entre les crochets, la citation du Monde). La question est alors de savoir, cher Thierry, si la négociation entre partenaires laisse plus de place à la diversité que le dirigisme d'Etat dont firent preuve tous les gouvernants de la Vème République, de droite, de gauche et de Navarre. Il n'est pas facile de se départir dans ce pays du syndrôme de Louis XIV mâtiné de Napoléon, mais peut-être le temps de l'innovation politique est-il, doucement, prudemment, d'un pas de côté à l'autre, enfin venu. Comme l'indiquent tous les éditorialistes, ce qui sera jugé, ce seront les actes et non le discours. Sur le rôle de l'Etat dans l'économie dite libérale, j'invite à lire l'incomparable ouvrage de Michel Henochsberg, "La place du Marché" (Denoël).
Remarquable… mais je suis une indécrottable optimiste.
Thierry, dans ce monde qui se réinvente – et dont on connait bien les résistances qui ne sont que peurs – on voit émerger cette richesse qui jaillit sans moyens, ou très faibles, partie prenante du cœur de ceux qui en lancent les projets.
Ce qui m’étonne et me réjouis c’est de voir que toujours, tout se réalise lorsque les conditions sont favorables, de la même façon que les Porteurs qui vont soutenir cette œuvre collective de reconstruction, apparaissent…
Ils étaient dans un rêve ces Porteurs et leurs acolytes ! Sans vraiment le savoir, par besoin ou passion, par sentiment de l'urgence, Ils effectuaient un travail patient et méticuleux de réglage mise au point de pièces, de rouages, de vis, de courroies de transmission.
Ils pensaient que l’horloge qui marque ce temps ne pouvait être assemblée, fonctionner, accueillir cet ensemble étrange que lorsque les pièces se seraient retrouvées et se mettraient en posture de coopérer comme des organismes vivants. C'était le point qu'ils avaient compris et essayaient de développer.
Alors des Horlogers, sans vraiment le savoir, apparaissaient peu à peu, et mettaient les mécanismes en mouvement.
Qu'est-ce qui les reliait ?
Les uns et les autres avaient accepté d’être eux-mêmes et de naviguer au milieu du chaos, dans le vent et les marées, sans broncher face au pire, sachant que cela peut être un sacrifice à moins que ce ne soit une immense récompense, celle de voir l’œuvre collective progresser dans le bonheur.
Cette richesse de la biodiversité tous azimut ne pouvait se créer que sous la pression d’un système à bout de souffle. Et donc, elle va obligatoirement s’auto-organiser sans se référer à ce qui est en place et qui ne convient plus. Faute à des états de n’avoir pas compris, ou de ne pas vouloir comprendre ni percevoir ?
Cette richesse ne peut à l’évidence et en aucune façon se rigidifier dans des structures étatiques ou fédérales lourdes. Gutenberg a révolutionné le monde, après d’autres inventions aussi essentielles. Mais nous venons de passer un étrange cap : notre évolution technologique appartient à ce phénomène quasi magique qui dès 1998 me faisait comparer la cartographie de l’univers en cours de traçage en Angleterre avec le système neuronal et le réseau internet. Quelle analogie ! J’y voyais déjà un immense espoir. Aujourd'hui tout le monde l'a vue. Seulement vue. Pourtant ce signe si extraordinaire doit nous guider.
Comme toute chose, il y a le recto et le verso. Alors sans références anciennes auxquelles nous ne pourrons prendre que des enseignements de sagesse ou de prudence voire de méfiance face à ce « jamais vécu », un monde nouveau peut se créer.
Cette mise en forme improbable doit pourtant trouver sa « forme » et le modèle est partout : au-dessus de nos têtes, dans les sols sous la forme des mycorhizes et dans tout organisme vivant y compris nous-mêmes. Enthousiasmant ! Nous sommes partie prenante d’une œuvre d’art vivante et je ne délire pas : car c'est là ! Mais celle-ci ne sera pas aux mains de marchands…car le seul secret, à mes yeux, sera de retrouver le SENS et les VALEURS.
En attendant, il faut réaliser la transition, le passage…
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