Culture de la confusion
19/05/2014
J’ai souvenir - et vous aussi peut-être - de cette affiche de cinéma qui, à s’y méprendre, semblait annoncer un film sur la Passion du Christ. Il ne fait aucun doute pour moi que l’auteur a joué l’analogie. Mais de qui en vérité était le profil que l’on voyait en gros plan ? De Jacques Mesrine (1) dont je n’ai sans doute pas besoin de vous rappeler la crapuleuse biographie. Certes, Barrabas jouit plus facilement qu’un prophète de la faveur du vain peuple, mais comment justifier un amalgame aussi outrancier ? Dans cette confusion des genres, doit-on voir le reflet d’une crasse ignorance ou celui d’une perversion délibérée ? A moins qu’il ne s’agisse, une fois encore, que d’une cynique opération de marketing. Auquel cas, on ne peut éviter la question des effets à long terme sur nos structures mentales de ce brouillage des histoires et des valeurs, qui, aujourd’hui, est devenu quotidien et qui fait penser à la novlangue de George Orwell..
Voici un petit texte auquel, j’imagine, nous souscririons tous: « Laissez-moi vous parler d’une chose que j’ai apprise. Si vous vous apprêtez à vivre quelque chose sans amour, surtout ne le faites pas. Ne vous engagez pas dans une relation sans amour, car tôt ou tard vous réaliserez que c’était une perte de temps. N’exercez pas une profession sans passion: même l’argent ne suffira pas à combler votre frustration. Ne cuisinez pas sans amour, car même si la recette est respectée le résultat sera insipide. N’adoptez pas un animal sans lui donner de l’amour. N’échangez plus sans amour. Quoi que vous fassiez, vous n’arriverez à rien sans amour ». Mais quelle en est la finalité ? Une voiture à acheter. Je n’en dirai pas ici la marque pour ne pas faire le jeu de sa notoriété. On peut en conclure que l’amour est essentiel quand il est au service d'un produit industriel.
Ces dernières semaines, dans des registres différents mais avec le même biais qui veut nous faire prendre le bas pour le haut et le trivial pour le sublime, nous avons eu notre lot d’héroïsmes de carton-pâte, de générosités d’opérette et de révolutions avec ou sans culotte. Par exemple, nous avons eu des garçons qui ont porté la jupe à Nantes, un homme-femme à barbe au concours de l’Eurovision, une semaine post-porn à l’Institut d’études politiques de Paris, sans oublier le groupe Twin Twin - qui a peut-être fait Sciences Po - débarquant complètement nu sur un plateau de télévision.
Je n’ai rien contre les étudiants nantais qui, pour manifester leur opposition au sexisme, se sont vêtus d’une jupe. Au moins, la cause est bonne. Soit ils se sont offert une provocation de potache, soit ils ont sincèrement cru qu’ils feraient ainsi avancer la cause des femmes. Et peut-être ont-ils même pensé faire d’une pierre deux coups, pourquoi pas ? Pour moi, c’est une plaisanterie qui ne fait rien avancer tout en laissant croire - et c’est là ce que je lui reprocherai - qu’on a fait quelque chose. Une bonne conscience à bon compte, qui laisse les problèmes intacts. Quant à Coquillette Saucisse et au groupe Tous à poil, celui-ci perdant et celle-là gagnante du même concours de l’Eurovision, je ne vois qu’un jeu de provocation pour prendre ou reprendre des parts du marché médiatique. Tout ce petit monde-là ne fait que chevaucher la tendance « sexe et mascarade » qui a aujourd’hui le vent en poupe dans nos pays. Mais, afin de mieux embarquer les bonnes âmes de nos chaumières bobo, on travestit ces divers exhibitionnismes en actes de bravoure, de générosité ou de progrès.
Je suis autant que tout le monde ému et scandalisé par l’enlèvement des deux cents lycéennes du Nigéria et je me félicite que les Etats qui se sentent concernés se décident à prendre des mesures pour venir à leur secours. Pour autant, je suis perplexe devant le grand déluge de people arborant une pancarte « bring back our girls ». C’est de l’ordre de la jupe nantaise et de l’acte de générosité à bon compte, mais avec des effets pervers que les bonnes intentions n’ont pas envisagés. Du jour au lendemain, la secte de BH (sans L) est devenue le centre d’une attention mondiale. Je vois les ravisseurs s’esclaffer: grâce au narcissisme médiatique de l’Occident, leurs actions ont fait un bond inespéré à la bourse de la notoriété! Quel coup de marketing! Je suis prêt à parier qu’il a dépassé leurs attentes. Le bon coeur sans l’intelligence est une porte ouverte sur le monde de Gribouille. La sacro-sainte naïveté de notre élite médiatique n’aura fait qu’accroître le prix des otages. Mais, que voulez-vous, on aura vécu un grand phénomène de communion médiatique où le bon peuple se sera retrouvé en union fusionnelle avec Daniele Obama, Valérie Rottweiler et Julie Gayet. Le rêve! Que dis-je: la Parousie - un avant-goût du paradis!
Je suis tout aussi perplexe devant les injonctions coercitives auxquelles ces actes symboliques de générosité ou ces mises en scène pipolisées entr’ouvrent la porte. Surtout, ne manifestez pas le moindre désir d’un peu de recul ou de réflexion et évoquez encore moins un doute que vous pourriez avoir envie d’éclaircir! Douter est interdit, réfléchir un signe de traîtrise. De l’invitation sirupeuse, on glissera très vite à: « Si vous n’êtes pas avec nous, c’est que vous êtes une sombre brute ». Si, par exemple, vous trouvez ridicule cette histoire du jupe nantaise, c’est que vous êtes contre les femmes. Si vous ne vous sentez pas à l’aise avec l’idée de la gestation pour compte d’autrui ou le post-porn, vous êtes un être arriéré, un frustré et probablement un homophobe. On n’en finirait pas d’énumérer les chantages tyranniques de cette générosité qui ouvre les bras à tout et n’en finit pas de se répandre. Générosité facile car cantonnée à des déclarations. Facebook lui offre un écosystème particulièrement favorable avec ces « friends » qui vous envoient un texte ou une image accompagnés de ce commentaire : « Si tu es d’accord avec moi, affiche cela sur ton statut ». Serais-je d’accord que je refuse de m’exécuter.
40 000 expulsions brutales et des assassinats… Cela se passe en ce moment. Le coupable ? Une secte. Très riche de surcroît et qui a le bras long. Je gage que vous n’en avez pas entendu parler. Aussi horrible que scandaleux, n’est-ce pas ? Si je vous précise maintenant que la secte dont je parle est celle des footeux et que les cruautés dont il s’agit constituent les préparatifs du Brésil pour accueillir, le mois prochain, la grand messe qu’est le match d'ouverture de la vingtième Coupe du monde de football, qu’allez-vous me dire ? Ah! si ce n’est pas une secte religieuse, ce n’est pas pareil ! Là, il s’agit d’une communion planétaire autour d’une compétition pacifique puisque sportive. Que diable, on ne peut pas appliquer la même analyse (2) ! En effet. Quand BH enlève 200 lycéennes, grand raout. Mais quand la ville de Sao Paulo passe au karcher les quartiers des misérables, autre poids, autre mesure… Je vous livre mon opinion: ceux qui ont prévu d’être devant leur poste de télévision pour regarder ces matches sont d’ores et déjà les complices de cette sauvagerie, car c’est pour le temps de cerveau disponible qu’ils vont offrir aux annonceurs qu’on la perpètre.
Dans notre société du spectacle, quand on a signé une pétition, fait la danse des canards dans la rue ou « liké » un statut sur Facebook, on a un peu trop tendance à se prendre pour l’étudiant de la place Tian'anmen se dressant face à un char d’assaut. En outre, à nous laisser persuader de confondre Jésus et Barabas, un tas de ferraille et d’électronique et une histoire d’amour, des histrions de média avec des héros ou encore une mascarade avec un acte de bravoure, nous nous retrouvons sur une pente redoutable. Nous marchons sur les traces du personnage d’Orwell dont l’apprentissage de la novlangue se fait par la désorganisation des processus de l’esprit. Le résultat est la confusion mentale qui prive de toute capacité d’analyse, qui rend même futile le désir de démêler le faux du véritable, l’inutile du productif, la pacotille de la pierre précieuse. Et, en outre, à confondre les agitations symboliques avec l’intervention dans et sur le réel, on en oublie que l’agir est autre chose qu’une pantomime évanescente. Vous voulez, par exemple, marquer votre soutien aux femmes ? Prenez contact avec une association comme Le nid ou adhérez à un syndicat pour réclamer l’égalité salariale. Vous voulez marquer votre désapprobation quant au déplacement brutal des misérables de Sao Paulo ? Eteignez votre poste le jour du match. Vous pourrez être un héros. Un vrai. Mais dans la discrétion.
(1) Je veux dire évidemment: de l’acteur qui l’incarnait.
(2) http://leplus.nouvelobs.com/contribution/886977-expulsion...
3 commentaires
Rebond : "If you can't convince them, confuse them" est une citation de Harry S. Truman, qui est souvent utilisée comme si c'était ce qu'il recommandait de faire, alors que c'était ce qu'il dénonçait :-). De la confusion mise en abyme donc ... et c'était en 1948. Depuis, les tuyaux ont été agrandis pour déverser la parole confuse dans les cerveaux disponibles, et ceci dans les proportions ... véritablement abyssales, et cela continue à progresser rapidement ! Question 1 : à quel moment le nénuphar aura t'il complètement recouvert l'étang ? Question 2 : que se passera t'il à ce moment là ? Question 0 : est-ce la faute du nénuphar ? Question 0bis : le nénuphar est-il complotiste ? Question 0 ter : qui est responsable du nénuphar ? etc etc ... :-)
Bien évidement toutes ces questions actuelles sont pour le moins inquiétantes. Ces nénuphars me font penser à l'écume des jours et comme je milite pour les équilibres, je me demande quelles fleurs il faut faire pousser pour rendre jaloux ces nénuphars?
Une modification du pH de l'eau peut ralentir le développement des nénuphars ?
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