Le sous-préfet hors-champ
23/08/2014
Pour que ceux que cela pourrait intéresser, une promenade dans mes lectures estivales.
Edward Hopper
Je commencerai par un livre qui contient peu de texte et qui, de ce fait, est plus une contemplation qu’une lecture, un vrai livre de vacances donc: « Edward Hopper, les 100 plus beaux chefs-d’oeuvres » (1). Edward Hopper (1882-1967) est un peintre américain que j’ai découvert il y a quelques années, par hasard, grâce à la vitrine d’un magasin où se trouvait la reproduction d’un de ses tableaux. J’ai été tout de suite saisi par un éclairage singulier qui éveillait en moi des sensations étranges. La peinture de Hopper s’est révélée à moi comme une madeleine de Proust qui faisait resurgir des atmosphères insituables, évanouies dans les replis de la mémoire. Ainsi, de temps en temps, j’ouvre au hasard le petit album et je laisse venir les impressions. Il y a aussi un peu à lire et, à la faveur du texte, j’ai appris - je suis un Béotien en art - que Hopper est un adepte du « hors-champ ». Qu’est-ce que le hors-champ ? C’est ce qui n’appartient pas au sujet du tableau lui-même, ce qui l’environne mais déverse en quelque sorte une lumière sur la scène principale, lui donne une inflexion, un sens. Et, là, je découvre, en plus de l’éclairage singulier que crée le peintre, une des raisons pour lesquelles, à mon insu, j’ai aimé instantanément Hopper: le hors-champ est mon domaine de prédilection. Mon activité professionnelle et rédactionnelle - et, pour tout dire, ma passion - consiste à faire apparaître le hors-champ qu’évacuent redoutablement la focalisation et l’encadrement de notre pensée.
Histoire de la France buissonnière
Passons à une autre lecture, toute différente en apparence de la peinture d’Edward Hopper, mais est-ce si sûr ? Cela fait deux ou trois mois que je flâne sur les traces de Graham Robb, vélocipédiste, historien et anglais, auteur d’une « Histoire buissonnière de la France » (2). Certes, le livre est assez épais, mais, pour dire la vérité, cette lecture est un tel bonheur que je redoute le moment où je l’aurai achevée. Robb nous donne d’abord une leçon d’amour - d’amour de la France. Car, pour avoir sillonné comme il l’a fait, à la force des mollets, ce « pays aux mille pays » et pour s’être adonné au décorticage d’archives aussi innombrables que parfois triviales, il faut de l’amour, beaucoup d’amour (3). Le résultat, teinté incidemment d’un discret humour britannique, est une investigation intime des hier et des avant-hier qui ne nous ont pas été transmis, abandonnés en chemin par la mémoire collective elle-même. C’est une exploration aventureuse, parfois inquiétante, déstabilisante, exhumation de vies si bien enfouies dans les reliefs de la France profonde qu’elles auraient pu à jamais rester inconnues de nos générations. C’est la découverte d’un pays oublié de nous, mais aussi et surtout d’un pays qui s’ignorait lui-même et qui ne se découvrit peu à peu que récemment, alors qu’il commençait déjà à se transformer. Lorsque, quelques années avant la Révolution, on tente de le cartographier plus finement, un innocent géomètre est lynché par les habitants d’un village qui ne l’entendent pas de cette oreille. Ressentaient-ils confusément, au delà de leurs superstitions, que, si « la carte n’est pas le territoire", elle peut le mettre en danger ? Pour vivre heureux, vivons cachés! La carte, longtemps encore, présenterait une constellation de tâches aveugles. Jusqu’à l’expédition de Martel en 1896, elle ignorait par exemple la merveille que sont les gorges du Verdon. Graham Robb nous fait visiter ce que ne nous montre pas l’art quelque peu pompier de l’Histoire majuscule. Il gratte et révèle les tessons d’une mosaïque dont on ne contemplait jusqu’ici que les motifs monumentaux. Oui, je l’avoue bien volontiers: il s’agit là encore de hors-champ!
L’âge des low tech
Troisième livre dont la lecture me marquera durablement: « L’âge des low tech » de Philippe Bihouix (4). Voilà un ouvrage qui m’a réjoui parce qu’il est construit sur deux versants: l’ubac, le versant de l’ombre, celui des constats, des analyses et du pessimisme, et l’adret, le versant du soleil, du vouloir et de l’optimisme. Selon moi, c’est un des livres que devrait avoir lu tout honnête homme de ce XXIème siècle. Evidemment, j’y retrouve la passion que la préface à l’album de Hopper m’a permis d’identifier. Mais le hors-champ, ici, n’est pas l’amnésie collective que répare l’historien: ce sont les réalités que refoulent avec entêtement notre représentation de la marche du monde et notamment celle que nous appelons « le progrès ». Ce progrès qui, presque à notre insu - tant cela va de soi - consiste encore et encore en toujours « plus de tout ». Certes, nous savons maintenant - ou bien nous commençons à entendre - que « plus de tout » est incompatible avec le monde fini que constitue une sphère comme la Terre. Mais à l’instar de cette malheureuse courtisane condamnée à la décapitation et qui suppliait le bourreau de lui accorder encore « une petite minute », nous aimerions bien qu’un miracle se produise. Or, cette minute, une fois obtenue, ne serait que la première qui permet d’en mendier une autre, puis une autre encore, jusqu’à oublier le couperet qui, de toute façon, tombera. Sur nous ou sur nos enfants.
Alors, que nous propose l’ingénieur ? Le salut par la croissance ? Autant sauver un noyé en lui faisant ingurgiter davantage d’eau. Le maintien, grâce à l’évolution technologique, de nos habitudes dispendieuses ? Ce ne serait là que l’expression de la superstition moderne. Ce serait confier notre destin à un comportement magique et vouloir oublier que, quelque frustrant que ce soit pour nous, « il n’existe rien de tel qu’un repas gratuit » (5). C’est nier contre toute raison qu’il n’est pas une opération industrielle qui ne soit consommatrice d’énergie. Même le recyclage le plus rigoureux dissipe à jamais de l’énergie et de la matière. Même les plateformes grâce auxquelles, sans aucun transport matériel, nous échangeons messages, fichiers et selfies, sont destructrices. Il n’est aucun capteur d’énergie - celle-ci fût-elle aussi gratuite que la lumière du soleil - qui n’ait besoin de consommer des ressources de plus en plus rares pour être construit, entretenu, recyclé et remplacé. Le regard de l’ingénieur, ses calculs sur un coin de table, sont cruels pour nos illusions de fils de riches: toujours il y a un coût qui vient rogner un peu plus l’héritage! Alors, ce que nous propose l’ingénieur, c’est d’abord d’être intellectuellement plus rigoureux, économiquement et industriellement moins prodigues, et, surtout, plus imaginatifs. Et, sans doute, est-ce dans la mise en oeuvre de nouveaux processus créatifs que nous oublierons les besoins artificiels proliférants qui nous squattent aujourd’hui.
Nous sommes des révolutionnaires malgré nous
Par une succession de rebondissements, me voilà maintenant avec, entre les mains, « Nous sommes des révolutionnaires malgré nous » (6). Il s’agit d’un recueil de textes de Bernard Charbonneau (1910-1996) et Jacques Ellul (1912-1994), qu’introduit une brillante préface de Quentin Hardy. L’ouvrage va très loin, mais le plaisir immédiat est esthétique et intellectuel. Esthétique: voilà des gens dont on a peu parlé en dehors de leur sphère d’influence et qui, pourtant, même quand ils abordent les sujets les plus ardus, manient la plume avec l’élégance de l’honnête homme. Intellectuel: la préface de Quentin Hardy pose avec une grande clarté les dix points cruciaux de la pensée de nos auteurs gascons, et ceux-ci, qui écrivaient il y a quelques décennies, font montre d’une fascinante intelligence des perspectives. On pense à La Bruyère commençant ses Caractères par ces mots: « On vient trop tard depuis cinq mille ans qu’il y a des hommes et qu’ils pensent ». Ceux-là - je veux parler de Charbonneau et d’Ellul - ne pensaient pas il y a cinq mille ans. Mais, dès avant la seconde guerre mondiale, discerner et dire clairement que les courants politiques quels que fussent leurs oppositions extrêmes adhéraient à un mythe commun, celui d’un monde se soumettant à l’industrialisation et au progrès technique, vous avouerez que c’est d’autant plus puissant que cela crève les yeux une fois que c’est dit. Au surplus, ce que montrent Ellul et Charbonneau, c’est qu’il y a en jeu un autre registre que celui de la préservation de l’écosystème dont nous dépendons: il s’agit aussi d’anthropologie, il s’agit de ce qu’on fait de l’homme et de sa vie - de ce que les hommes font de leur vie et d’eux-mêmes.
L’espèce fabulatrice
Pour Christian Gatard, dont j’ai déjà eu le plaisir d’évoquer le livre ici (7), les mythes sont l’angle mort des démarches prospectives. C’est là l’un des hors-champ qu’il se donne à explorer. Ma cinquième lecture estivale, « L’espèce fabulatrice »(8), n’est pas un livre récent, mais je ne l’avais pas encore lu. L’auteure montre avec brio que l’homme est dans l’impossibilité de ne pas se raconter des histoires et cela à propos de tout et de rien: ce serait comme lui demander de cesser de respirer. Une histoire est la mise en ordre d’un chaos, c’est une interprétation et, comme l’a dit je ne sais plus qui: « Il n’y a pas de délire d’interprétation, toute interprétation est un délire ». Toute histoire, d’une certaine manière, est donc mythique. Les histoires que nous nous racontons, sur nous-mêmes, sur les autres, à l’échelle de notre famille, de notre village, de notre entreprise, de notre pays, nous permettent de faire du kaléidoscope de nos vies individuelles et collectives, de leurs mystères, de leurs souffrances et de leurs frustrations, un récit qui a du sens, une fable qui a minima nous permet de vivre avec ce mystérieux et inséparable nous-même qu’il nous faut bien accepter. De la condition féminine aux conflits meurtriers, de la Bible au roman, Nancy Huston nous montre l’omniprésence de notre fabulation et ses effets. Je me dis qu’on devrait prêter davantage attention aux histoires que les gens se racontent. Elles ont souvent le caractère de prophéties auto-réalisatrices et on pourrait y percevoir en germe les pathologies personnelles et collectives. Car, malheureusement, nous pouvons nous retrouver à choisir des histoires de désespoir, de rage et de haine. Comme nos voisins allemands des années 30. Comme ces gamins des cités qui, un soir, finissent par en martyriser un autre. Comme ces centaines de jeunes Européens qui s’en vont à l’étranger rejoindre les colonnes infernales d’un prétendu « djihadisme » pour s’adonner en toute conscience à la torture, aux viols, à l’esclavagisme et au meurtre. La puissance des histoires est redoutable. Elles créent le monde dans lequel nous croyons devoir vivre alors que nous en sommes les auteurs.
Le livre du thé
Je voudrais conclure sur une lecture tout à fait différente mais qui, en définitive - vous n’en serez pas surpris maintenant - relève aussi d’une incursion dans le hors-champ. Je voudrais évoquer « Le livre du thé » de Kakuzo Okakura, que j’ai lu avec une véritable jubilation. Je l’ai découvert grâce au commentaire d’un de mes « friends » facebookiens. Il a été publié au tout début du XXème siècle, à peu près au moment où, en France, sur les pas de Martel, on découvre les gorges du Verdon. L’auteur est un lettré japonais qui redoutait que l’Occident, alors déjà aux prises avec son hystérie industrielle et productive, ne passe par suffisance à côté du sens profond de la civilisation nipponne. Il a choisi d’évoquer, pour nous y initier, la cérémonie du thé. Au vrai, plus qu’une leçon de civilisation japonaise, ce livre est une leçon de civilisation tout court. Une leçon de présence au monde, aux choses, aux êtres. Une leçon de rapport au temps. Une leçon de vie. Je ne vous en dis pas plus afin que, si je vous en ai donné la tentation, vous puissiez le découvrir par vous-mêmes.
(1) Edward Hopper, les 100 plus beaux chefs d’oeuvre, Rosalind Ormiston, Larousse, 2012.
(2) Une histoire buissonnière de la France, Graham Robb, Flammarion / Poche, 2011.
(3) « Ce livre est le résultat de vingt-deux mille cinq kilomètres à vélo et quatre années en bibliothèque » (Graham Robb).
(4) L’âge des low tech, Philippe Bihouix, Le Seuil / Anthropocène, 2014.
(5) Célèbre remarque de Milton Friedman.
(6) Choix de textes de Bernard Charbonneau et de Jacques Ellul, présenté par Quentin Hardy, Le Seuil / Anthropocène, 2014.
(7) Cf. ma chronique du 29 juin.
(8) L’espèce fabulatrice, Nancy Huston, Actes Sud, 2008.
(9) Le livre du thé, Kakuzo Okakura, Editions Philippe Picquier, 2006.
Les commentaires sont fermés.