De l’empoisonnement invisible de la vie démocratique (suite)
15/03/2019
Cette prédation de notre attention, quand elle est le fait des intérêt industriels, a, parmi d’autres, un effet secondaire d’autant plus redoutable que l’on y pense peu: celui de dévaluer la profondeur et de cultiver « l’homme futile ». Sous perfusion permanente de messages commerciaux, comment échapper à la croyance que le bonheur, la considération, l’accomplissement sont dans le désir, l’acquisition, la jouissance de choses matérielles, dans le narcissisme et, pis que tout, dans le fantasme ? La publicité ne se cache même plus de faire de nous des êtres futiles jusqu’au ridicule. Elle nous montre des humains que la joie d’un nouveau machin plonge dans une agitation de bonobos grimaçants. Dans un autre registre, de même que la série Kaamelott traite sur le mode de la dérision une légende merveilleuse et pleine de sens, les créatifs n’hésitent pas à détourner des concepts nobles pour en faire des accroches triviales. Par exemple la publicité d’une chaîne de parfumeries montre le visage sérieux et déterminé d’une jeune femme avec cette devise: « Born to be me », « Née pour être moi ». Ou bien c’est un constructeur de voitures qui va faire de vous un aventurier digne d’Indiana Jones ou de Benjamin Gates, alors qu’avec votre 4x4 vous userez le macadam du périphérique à la vitesse moyenne de huit kilomètres à l’heure. La vie qui est proposée là n’est pas une vie vécue, enracinée dans la réalité, incarnée, mais une vie fantasmée. Elle est à la vraie vie ce que lui sont les délires des opiomanes. Imaginez qu’Alexandre le Grand se soit contenté de rêver les exploits d’Achille comme un enfant joue à être Robin des Bois. Imaginez que nous restions des gamins qui font « comme si »: comme s’ils étaient des cowboys ou des Indiens. Vous voyez comment vivre sur le mode de l’opiomane consumériste nous éloigne de la vie démocratique.
Sans renoncer le moins du monde au loisir, au rire et à la gaité, force est de reconnaître que l’homme futile est loin de celui à qui importent les affaires de la cité, qui cherche à s’informer, à comprendre et à faire lien avec ses pairs. Vous me direz que cela a toujours existé, qu’il y a toujours eu des objets de convoitise, des marchands, des bonimenteurs. La différence est qu’aujourd’hui le nombre des racoleurs et de leurs « Tu montes, chéri ? » a exponentiellement augmenté, les moyens techniques qu’ils utilisent se sont sophistiqués, et la maîtrise des leviers psychologiques utilisés est digne des héritiers de Bernays (1). Ajoutez à cela la conviction bien implantée que la multiplicité des choix possibles est un élément de notre liberté. Or, de ce fait, pour se procurer la moindre chose, nous consommons plus de temps que nos parents à comparer et à choisir, d'autant que nous sommes incités à « consommer malin » et que pouvoir dire à son voisin de bureau que l’on a payé deux euros de moins que lui la dernière cafetière à capsule est de l’ordre d’un enjeu identitaire. Cela rallonge encore le temps de notre vie que nous accordons au processus de la consommation, donc à notre auto-dressage.
Ce harcèlement d’incitations a encore un autre effet pervers. Il est la matrice de notre goût et de notre jugement. Il popularise des modèles et, par dessus tout, perfuse une culture non pas de la vraie vie et des « vraies gens » mais de la vie telle que la représentent les caractères et les fictions médiatiques de la publicité, des séries télévisées ou des dessins animés. Nous sommes tous, ainsi, peu ou prou, les personnages d’un Truman Show (2). Au point que l’élection d’un personnage comme Emmanuel Macron, qui joue de la politique comme d’une scène où, à l’instar de Tintin, l’on endosse selon les épisodes la tenue de l’aviateur, du cowboy ou du marin, est le reflet de notre alphabétisation par les médias. On peut penser que c'est parce que l'on a fait de nous des Narcisse que nous élisons des Narcisse (3).
(à suivre)
(1) Un des titres de gloire de Bernays, neveu de Freud, est d’avoir su utiliser les découvertes de son oncle pour amener les femmes américaines à fumer, ce qui permettait de multiplier par deux le marché du tabac.
(2) The Truman Show, film de Peter Weir (1998) dont le héros vit à son insu une histoire complètement artificielle, conçue et organisée par un réalisateur de télévision.
(3) Cf. Marie-France Irigoyen, Les Narcisse, La découverte, 2019.
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