S’adapter
24/03/2020
« Faut vous adapter ! »
Qui n’a jamais entendu cette injonction ?
Mais qu’est-ce que s’adapter ? Pour ceux qui profèrent cette injonction, c’est le plus souvent un appel à courber l’échine, à se soumettre ou se résigner. Pour ceux qui l’entendent dans le cadre de l’entreprise, c’est parfois l’annonce d’une fin de carrière qui leur donnera l’envie de fuir. Pour le sportif accidenté à qui l’on vient d’apprendre qu’il ne pourra plus randonner, escalader, nager ou piloter des bolides, c’est comme la fin anticipée de sa vie. Pour le voyou de banlieue face à la Justice, c’est le carburant de sa révolte.
Dans ma précédente chronique, j’évoquais les rencontres qui ont éclairé mon chemin intellectuel. Cette fois-ci, je ferai référence à Meyer Ifrah. A l’époque, je m’intéressais au concept de complexité et j’avais lu sur le sujet une interview de Meyer qui avait éveillé ma curiosité. Je vois encore notre première rencontre dans son bureau d’alors, dans le XVIIe. Il était allé à son tableau-papier et avait découvert une feuille vierge. « Vous voyez », m’avait-il dit, « là, il n’y a rien à dire ». Puis il avait pris un marqueur et tiré un trait noir, en travers, au hasard. « Là, ça devient intéressant. On peut commencer à réfléchir ». Cette entrée en matière très lacanienne m’avait plu et on a fait un bout de chemin ensemble. C’est Meyer, au cours de la formation qu’il dispensait (1) et de nos conversations, qui m’a fait comprendre les deux grandes formes d’adaptation: dans son vocabulaire, il parlait de survie et de croissance. A ce dernier terme, devenu trop connoté par la dérive économique destructrice, j’ai finalement préféré celui d’évolution.
Survie, évolution: de quoi s’agit-il ? Je vais recourir à un exemple historique: les suite de la débâcle française de 1940. L’armée de notre pays, sorti victorieux de la Grande Guerre - et à quel coût ! - est pulvérisée en quelques jours par les vaincus d’hier. J’ai pu parler de ce moment terrible avec un acteur et témoin oculaire de l’évènement: mon propre père. Alors militaire de carrière, avant que la nasse allemande se referme il avait tenté de regrouper des soldats errants, abandonnés par le sauve-qui-peut de leurs officiers. Deux hommes vont dominer la suite de l’histoire, deux hommes à la formation identique et qui ont vécu les mêmes évènements. Deux hommes au surplus qui ont été suffisamment intimes pour que l’un fût le parrain du fils de l’autre. Malgré ce qui les rapproche, ils vont prendre des décisions diamétralement opposées. L’un, à qui la précédente guerre a conféré un immense prestige, cherche à sauver les meubles, pactise, signe un armistice. Il devra ensuite reculer sans cesse devant les exigences croissantes de l’occupant. L’autre, sous-secrétaire d’Etat à la guerre, général de brigade à titre temporaire, inconnu du grand public, refuse la reddition. Il joue son va-tout et rejoint la Grande-Bretagne, ce qui lui vaut d’être condamné à mort par contumace. Là-bas, au milieu de mille difficultés, il incarne la France qui résiste et, à la Libération, évite que nous passions du joug de Berlin sous celui de Washington. Pétain et de Gaulle ont fait le choix de deux adaptations différentes: l’un, celle de la survie à une situation qu’il considère définitive, l’autre celle de l’évolution.
Selon la voie que vous prenez, survie ou évolution, les ressources que vous percevez sont différentes. Les épreuves que vous rencontrerez le seront aussi. L’écrasement inenvisagé de la France par le vaincu d’hier prend de court les militaires, les ministres, les parlementaires et la population. Pétain ne voit qu’une chose : la solitude de son pays face à un envahisseur écrasant alors même que les forces britanniques viennent de rembarquer à Dunkerque. De Gaulle voit plus loin que le désastre qu’il a lui aussi sous les yeux: il y a alors l’immense Empire français où préparer la reconquête et, la dynamique du conflit conduisant celui-ci à se mondialiser, les Etat-unis finiront par s’engager. Adaptation en survie d’un côté, dont le déplacement de la ligne de démarcation pourrait être la métaphore: on survit, en effet, mais en se renonçant de plus en plus. On prolonge l’agonie. De l’autre côté, l’adaptation en évolution qui, sinon la foi qui peut nous habiter, ne nous apporte pas de certitudes rassurantes et peut être de l’ordre d’un pari. Les coûts sont lourds des deux côtés, mais de nature différente. La question qui départage : qu’est-ce qui est essentiel ? L’adaptation en évolution vise à recouvrer l’essentiel.
Pourquoi dire qu’il s’agit d’une adaptation en évolution ? Parce qu’il s’agit évidemment, au lieu d’entériner qu'on la subira telle qu'elle est, de faire évoluer une situation afin d’y retrouver la satisfaction de nos besoins, la possibilité d’être et de vivre comme nous l’entendons. Mais aussi, adaptation en évolution parce que, pour y parvenir, l’on va devoir soi-même évoluer. Parce que l’on va devoir, à des degrés divers, changer sa posture, ses outils d’analyse, ses stratégies et, au bout du bout, développer de nouveaux talents. Pour rester sur le même moment de notre histoire, Jean-Luc Barré a montré dans Devenir de Gaulle que le personnage que nous connaissons, s’il avait fait une partie du chemin au point de se jeter « hors de toutes les séries » en rejoignant Londres, dut continuer de se forger « au rythme terrible des évènements ». La condition et la récompense de l’adaptation en évolution est l’évolution.
Il me revient une anecdote qui apportera une illustration complémentaire à mon propos. Celui qui me l’a contée avait été dans sa jeunesse curieux des arts martiaux. Mais, dans sa ville du Maroc, il n’y avait pas de cours ou bien il n’avait pas les moyens de les fréquenter régulièrement. Un jour, il apprend qu’un maître vient du Japon donner un séminaire et il décide d’aller voir. Comme il vient de se glisser dans la salle, quelques pratiquants apparemment chevronnés s’écrasent les doigts sur la planche que leur tend le maître. Je suppose que vous n’avez pas de mal à vous représenter la scène. Le maitre arrête l’exercice. « Savez-vous pourquoi vous ne brisez pas la planche ? » « On ne frappe pas assez fort ? » L’homme secoue la tête. « Que visez-vous ? » « La planche, évidemment ! » « Si vous visez la planche, comment voulez-vous la traverser ? Il vous faut viser un point au delà de l’obstacle si vous voulez briser l’obstacle ». Regarder au delà: une idée en entraînant une autre, je me souviens de l’observation du psychiatre Viktor Frankl, déporté avec sa famille. Ceux qui survivaient aux camps de la mort, raconte-t-il (2), se représentaient « l’après ».
Bien sûr, entre survie et évolution, il y a une possible position intermédiaire. Possible pourvu qu’elle soit provisoire. Le risque est fonction des situations. Pour un salarié, ce serait de s’habituer à son placard et d’attendre la retraite en perdant l'estime de soi. Pour une femme battue, de mourir un jour sous les coups. Pour un athlète devenu incapable de vivre sa passion, de vouloir en finir avec la vie. On peut être obligé de faire le gros dos, de panser des blessures, de mûrir une décision: l’essentiel est de rester droit à l’intérieur. Ce n’est pas forcément facile, mais si l’on reste courbé trop longtemps, on aura du mal à se redresser car c'est l'âme même qui se sera courbée comme une lame mal forgée.
Le philosophe Alain soulignait que les postures du corps influencent la pensée. C’est pourquoi, sans doute, on a ces bons petits soldats qui se retrouvent à conformer leur esprit en même temps que leurs comportements, et pour qui avoir une opinion personnelle équivaut à la désobéissance. Dans l’actualité, j’ai pêché hier (3) l’article d’un statisticien des épidémies qui s’émeut à juste titre des risques du confinement autoritaire. Il commence en déclarant: « (…) en ces temps de mobilisation collective, nous avons tous à respecter scrupuleusement les mesures qui sont imposées. Même si on doute de celles-ci ou qu’on les trouve inadaptées, aucun d’entre nous ne peut se donner le droit de suivre sa propre idée. Cette compliance - que je n’ai cessé de prôner - m’habite inconditionnellement". Mais il ajoute cet avertissement que je partage aussi entièrement: « cette obéissance civile ne doit surtout pas conduire à une interdiction de penser ou de parler. »
L’imprévu, surtout s’il est brutal, fait apparaître les structures habituellement cachées de notre psyché, les récits intérieurs qui nous tiennent lieu de logiciel et la capacité d’autonomie et de résilience qu’ils nous autorisent. Mais le soulagement du sauvetage recèle aussi ses dérives : celles dont le syndrome de Stockholm constitue les prémices.
Je vous propose de nous retrouver ici pour, en échangeant si vous le souhaitez nos expériences du confinement, prendre soin de nos besoins physiques, psychologiques et, osons le mot, spirituels. Et aussi pour préparer notre retour à la liberté.
Tirées de mon expérience, voici quelques questions qui pourraient recéler un peu de pertinence:
Vous souvenez-vous de moments de votre vie où vous avez fait l'expérience:
- de l'adaptation en survie ?
- de l'adaptation en évolution ?
Qu'en avez-vous retenu comme ressources pour le cas où des situations semblables se représenteraient ?
(1) Les 2L: selon Meyer Ifrah, les deux ressources fondamentales des humains sont le Lien et la Loi.
(2) Dans Le sens de la vie.
(3) http://jdmichel.blog.tdg.ch/archive/2020/03/18/covid-19-f...
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