Veni, vidi, vixi
24/04/2020
Brève dystopie
J’ai eu quatre-vingt douze ans aujourd’hui.
Quand on est jeune, il est rare que l’on ait peur de la mort. On se croit indestructible. Un jour, les premières traites arrivent à l’encaissement - les essoufflements, l’hypertension, le diabète, l’arthrose, les palpitations, et parfois pire. Avec elles apparaît la pression médicale - « Faut vous surveiller ! » - qui va porter les caractères comme le mien à l’hypocondrie. On sait alors qu’un jour où l’autre, même en prenant un soin obsessionnel des dernières pièces jaunes, on se retrouvera en cessation de paiement et que l’on devra mettre la clef sous la porte.
J’aurais pu hériter la sérénité de ma tante qui, à soixante-dix ans, revenant de chez sa doctoresse qui lui avait une fois de plus cherché noise sur sa consommation de beurre, s’était exclamée: « J’en ai assez de cette bonne femme! Je n’y reviendrai plus! » Elle avait tenu parole. Sans médicaments, sans prises de sang, sans examens périodiques et sans régimes, elle a atteint les cent ans avec une bonhomie inaltérable. Un autre monde que celui d’aujourd’hui où un tel comportement est à la fois inconcevable et impossible. De toute façon, je n’ai pas eu cette impavidité tranquille. J’ai passé le début de ma vieillesse à avoir peur de la mort. Mais c’en est fini. Je suis prêt à partir. Même, malgré ceux qui me restent et que j’aime de tout mon coeur, j’y aspire.
Quand j’étais jeune, la mort, pour moi, était plutôt de l’ordre d’une frustration. Elle signifiait que je ne verrais pas ce que j’appelais « la fin de la pièce ». Autrement dit: je n’assisterais pas à l’achèvement de l’humanité. Ce que je mettais derrière ces mots était une sorte de montée vers un épanouissement fabuleux, quelque chose de l’ordre d’un rêve teilhardien. En français, le mot achèvement a deux sens. J’ai bien assisté à un achèvement. Dans les décennies qui suivirent mes jeunes années, le déroulement de la pièce s’éloigna du scénario que j’avais rêvé. J’ai alors fait partie de ceux qui croyaient pouvoir quitter ce monde en ayant été un valeureux ouvrier de la Terre, en ayant un peu - rien qu’un peu - réorienté la course de l’humanité vers un peu moins de jouissance et un peu plus de vie. Ce « rien qu’un peu », nous ne l’avons pas atteint. Pis que cela, ce sont nos valeurs mêmes, celles qui inspiraient notre élan, notre idéal, notre foi, qui se sont vu dénier tout sens, qui ont été foulées au pied, englouties. « On ne détruit bien que ce que l’on remplace » disait Napoléon Ier. Nous avons été remplacés jusque dans notre âme.
La dernière génération d’humains apparue sur cette planète, qui n’a rien connu d’autre, trouve son bonheur dans ce monde. Pour elle, celui-ci est normal. Il est même rassurant et confortable. Mes arrières-petits-enfants ne comprendraient pas pourquoi je les plains. Mais, puisqu’il en est ainsi, pourquoi faudrait-il leur souhaiter d’en souffrir ? Ils regardent les drones avec une sorte de sympathie. Il leur est naturel d’être tatoués, pucés, filmés, localisés. Il leur est naturel d’être vaccinés jusqu’aux yeux tous les ans, en permanence surveillés et médicamentés. Il leur est naturel d’être périodiquement reclus, que l’on sache à tout moment où ils sont, ce qu’ils font, quels sont leurs paramètres vitaux et, le cas échéant, d’être rappelés au centre de santé - ou au commissariat. « Nous sommes comme les cellules d’un immense corps » disent-ils. « Le grand corps sera sain si chaque cellule est saine. »
C’est qu’il leur est tout aussi naturel d’avaler le grand récit qui leur donne, sans effort à faire, les pensées et les comportements attendus.
Attendus par qui ? Par les vainqueurs.
C’est une banalité de dire que ce sont eux qui écrivent l’histoire. Celle que l’on enseigne aujourd’hui dans les écoles raconte qu’une « conspiration d’Eclairés » a sauvé le Titanic. Une humanité égarée, pour ne pas dire pécheresse, conduisait la planète au naufrage. Le destin de la Terre au sein de l’Univers avait été détourné par les appétits stupides d’êtres inférieurs, sans conscience, à qui l’idéologie démocratique avait donné des prétentions excessives et un pouvoir qui ne l’était pas moins. Le cinéma holographique reprend à l’envi ce thème. Les films de mon adolescence, Zardoz, Soleil vert ou encore, plus tard, des romans comme Globalia ou Le Rhyzome, dénonçaient le « Système ». Les scénarios de la production médiatique actuelle racontent tout l’inverse. Dans le story telling contemporain, le « Système » dont nos fictions accusaient la menace est devenu le sauveur. Il l’a fait, enseigne ce nouveau mythe fondateur, contre nous, contre notre aveuglement, contre nos résistances égoïstes. Parmi les documentaires qui subsistent de l’époque, on voit passer et repasser Greta Thurnberg apostrophant les peuples. Si les dirigeants d’alors se montraient timorés dans leurs décisions, c’est qu’ils avaient peur des réactions de la masse.
Il est vrai que l’humanité, telle qu’alors elle vivait ou aspirait à vivre, était devenue un danger pour la vie et ne semblait pas près de se réformer. Alors, le fait de gérer des entreprises et des flux monétaires à l’échelle du globe, le pouvoir qu’apporte la fortune, la réussite qu’elle manifeste, l’idée d’appartenir à une élite que tout cela confère, engendra une sorte de club qui, se désignant lui-même du qualificatif d’ « Eclairé », décida de prendre en main les destinées de la planète. Les spin doctors et les lobbyistes que les Eclairés utilisaient pour développer leurs affaires avaient des outils efficaces pour manipuler la magna turba et ses dirigeants. Mais le temps pressait et il apparaissait nécessaire que quelque chose se produisît afin que les peuples se précipitent enfin vers la Transition. Et sans doute aussi pour y entraîner quelques attentistes que comptaient les Eclairés. La Providence, qui a le sens du scénario, y pourvut. Les Eclairés surent mettre à profit l’évènement que nous avons tous en mémoire, qui leur offrit sur un plateau les fondations de leur projet. Cependant, ils se gardent bien de rappeler ce dont, du fait de ma longévité, je suis un des derniers à me souvenir: qu’avant de jouer les pompiers, ils ont été les pyromanes. Ils se gardent bien de dire qu’ils ont accumulé les richesses et le pouvoir qu’elles donnent jusqu’à l’extrême limite, jusqu’à toucher l’iceberg. Et ce que nous étions devenus, qu’ils nous reprochent aujourd’hui, n’était que le résultat des conditionnements qu’ils avaient installés durant des décennies afin que nous répondions à leur insatiable avidité de croissance.
J’ai compris tardivement l’irrationalité de certains de mes amis d’alors. Nous nous étions reconnus par nos prises de position humanistes face à la montée des menaces que représentaient la technologisation de la société et la marchandisation de l’humain. Mais, soudain, dans leur discours, apparaissaient des éléments erratiques. Ils soutenaient les mêmes dénégations ou les mêmes mensonges que des gens fort éloignés d’eux par les idées. J’avais d’abord suspecté ces exceptions à la cohérence qui trahissent des intérêts financiers cachés. Ce soupçon grossier, malheureusement, se vérifie plus souvent qu’on ne l’imagine. En réalité, de prés ou de loin, ils avaient rejoint la conspiration des Eclairés. Etait-ce une adhésion du coeur ou de l’esprit ? Une allégeance ? Une forme de romantisme ? L’aspiration à faire partie de l’élite qui écrit l’histoire ou la peur de ne pas en être ? Le désir, une fois le Basculement effectué, d’être nourri et logé à la cour des nouveaux princes ?
J’ai fait partie de ceux, accusés alors de « complotisme », qui ont suspecté une intention commune derrière des faits en apparence étrangers les uns aux autres. J’ai vu l’investissement de quelques postes-clés par des gens que rien ne rapprochait si ce n’était qu'ils appartenaient à des structures semblablement tentaculaires. J’avais lu Bernays, Chomski et quelques autres, et, pour travaux pratiques, j’avais notamment traqué la manipulation qui, à partir de l’après-guerre, conduisit la mentalité française du cocorico au rejet de soi et in fine à la dépression identitaire. En rassemblant les pièces du puzzle, j’eus l’intuition de l’idéologie nourrie par les Eclairés, une sorte de cité de Dieu sans Dieu, dont ils occupaient le sommet de la pyramide, assurant au nom de la supériorité que validait leur réussite matérielle la surveillance des masses humaines. J’ai repéré les vaticinations de quelques-uns des prophètes qu’ils s’étaient attachés. A vrai dire, il y avait ici et là des relents de secte et, toute organisation ayant besoin de rites et de cérémonies, si j’avais été un journaliste d’investigation, je n’aurais pas été étonné de découvrir quelques étonnantes grands messes dérobées à la vue du public. Quant à la vision que les Eclairés se faisaient de l’économie, elle était simplissime : La Terre mourra si l’humanité généralise le niveau de vie du terrien moyen d’aujourd’hui, alors qu'une poignée de dirigeants mondiaux, quels que fussent le luxe et les plaisirs qu’ils s’accorderaient en raison de leur mérite, ne pèseront rien. La suite est nous nos yeux.
Sans doute, quant au moment du Basculement, ne furent-ils pas unanimes, tout Eclairés qu’ils fussent, car il y eut des incohérences criantes dans le déroulement du plan. Certains, avant de tourner cette page lucrative, voulaient ramasser encore un peu plus de richesse et de pouvoir, s’approprier un arpent supplémentaire de territoire. D’autres, au contraire, craignaient que l’humanité, assommée par l’épreuve, si l’on attendait trop, se réveillât et reprît son infâme pouvoir. Quels que furent les soubresauts que connut, avant de se mettre en place, leur projet planétaire, le parc humain est aujourd’hui organisé. De mon point de vue, il combine la serre de légumes transgéniques, le parc de loisirs et une organisation sociale de type aztèque.
A quatre-vingt douze ans, je ne suis plus que l’un des rares survivants des espoirs d’avant. Ce que je pourrais dire ne rencontrera que la censure ou la dérision. Les jeunes d’aujourd’hui posent sur les vieux comme moi un regard mitigé. On nous tolère parce que nous nous efforçons d’être humbles et utiles, mais, dans la mémoire artificielle construite par le Système, nous avons été et resterons les Opposants au Progrès, les collaborateurs du Mal.
Peut-être les Eclairés ont-ils raison. Peut-être leur choix était-il le seul vraiment réaliste. Peut-être la planète ne peut-elle être préservée que grâce à cet encadrement rigoureux, à cette artificialisation générale. Peut-être l’humain ne peut-il croître que grâce aux technologies qu’on lui ajoute, et qu’avoir misé sur une évolution de type intérieur, spirituelle, était illusoire.
Je voudrais encore croire que non. A quoi bon être un roseau pensant ? A quoi bon être doté d’une conscience ? Mais à quoi bon être le seul et le dernier à se poser ces questions ?
PS: le titre est un emprunt au poème de Victor Hugo: https://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/Poemes/victo...
6 commentaires
Bonjour Thierry , bon anniversaire , mais je ne peux pas croire , 92 ans ? Ce n'est pas possible. . Longue vie à vous .
J'ai toujours été en avance pour mon âge !
Excellent scénario pour une série de Netflix.
Joli texte, tu ne fais pas tes 92 jeune homme !
Un sacré cru, ces années 20 !
Merveilleux retour sur une évolution d'homme qui pense, qui cherche, un homme libre, quoi !
Je vais le lire encore, ce texte, le garder précieusement car, pour moi, il est édifiant.
De tout coeur, bravo.
Frédéricque.
A la 12e minute de cette vidéo, un passage à voir: https://www.youtube.com/watch?v=f-9mE9DSdAE&feature=share&fbclid=IwAR19DVG9GXK_E3zmK-WgqSoZZ-aUq1w13k87uRIf8ktKRiezqPreU1qtJLU
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