La liberté d'expression et ses enjeux
18/09/2020
La liberté d’expression est l’oxygène de la démocratie et son socle constitutionnel ne saurait être que la laïcité. La question que soulèvent les caricatures de Charlie n’est pas pour moi celle de la liberté d’expression. Pas davantage ne s’agit-il, toujours selon moi, d’une affaire de prudence: « Vous avez le droit pour vous, mais allez-y doucement quand même, sinon vous allez finir pulvérisés! » On sait que, malheureusement, malgré les dispositifs de surveillance policière les plus sophistiqués, le risque existera toujours de s’exposer à la rage d’énergumènes dangereux. Soit on l’assume, soit on se tait. Mon soutien va à ceux qui ne se taisent pas. Celui qui a tort, définitivement, c’est celui qui, par dessus les lois de la République, entend imposer la violence des siennes: le vandale, l’assassin.
Un sujet qui n’est guère évoqué, en ce qui concerne les caricatures de Charlie, est d’une autre nature. Pour reprendre une expression quelque peu galvaudée, il relève du « vivre ensemble ». Il y a des choses qu’il ne m’est pas interdit de faire, mais que je choisirai en toute liberté de ne pas faire. Pourquoi ? Non pas parce que j’ai peur des représailles, mais par seul respect des personnes que je pourrais blesser, qui, pour leur grande majorité, sont honnêtes et ne me veulent pas de mal. Je peux avoir l’esprit mordant et j’ai pu y prendre du plaisir. Il m’est arrivé de blesser d’un mot que je trouvais trop bon pour le taire. La gloriole d’avoir fait rire les uns n’a pas compensé la vergogne, un peu tardivement ressentie, d’avoir meurtri quelques autres. Avec l’âge, je me suis un tantinet calmé. Je n’ai aucune envie de faire de la peine à quelque innocent que ce soit, qu’il s’agisse d’un enfant en me moquant de son chat (1), d’un nouveau voisin dont je trouverais l’ameublement horriblement moche, ou d’Aïcha, mon ancienne collègue, à propos de sa pacifique dévotion. J’ajouterai qu’il y a bien assez de tensions menaçantes et de zones de fractures dans la société actuelle sans en rajouter en humiliant gratuitement les gens de bonne volonté, ce qui pousse chacun à se raidir. Bien qu’elle ne soit pas spontanément dans ma nature, j’en suis venu à penser que la communication non violente serait le levier d’un vrai progrès pour la démocratie.
Dans cet esprit, il y a une autre forme de liberté d’expression qu’il conviendrait d’examiner. Je veux parler de celle d’une certaine classe sociale qui a tendance à se prendre pour l’élite et, à ce titre, se croit dotée d’un statut qui lui permet de clamer publiquement tout le mépris qu’elle a des gueux. Aude Lancelin, par exemple, raconte que, pendant le mouvement des Gilets jaunes, « quelqu’un comme Laurent Alexandre a dit publiquement que les Gilets jaunes étaient des déficients intellectuels et qu’ils devaient être menés comme un troupeau par des surdiplômés ». Cela n’est pas sans faire écho aux propos de certains de nos hommes politiques sur les « sans dents » et, si vous avez bonne mémoire, vous reconnaîtrez sûrement celui qui a déclaré : « Une gare, c'est un lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien». Il n’en était d’ailleurs qu’à sa première en public, depuis lors ç’a été un festival. Qu’il y ait des empoignades entre politiciens et que l’on se traite de noms d’oiseau dans l’hémicycle, ce sont les règles du spectacle et de la catharsis. Mais ce mépris qui s’affiche à l’égard de certaines populations est, dans notre pays, un phénomène nouveau auquel nous devrions prêter attention. Il est hors de mise dans un état qui se dit démocratique, ou alors il est le signe que l’esprit de la démocratie s’en est déjà allé.
On ne peut évoquer la liberté d’expression sans évoquer la censure. Celle-ci n’est pas exclusivement la fille d’un état totalitaire. Grâce à la couardise de leurs interlocuteurs voire à leur auto-castration, des ultra-minorités intolérantes peuvent l’exercer avec autant de détermination. Je pense par exemple à la conférence que devait donner à l’université de Bordeaux Sylviane Agacinski, philosophe opposée à la marchandisation du corps humain. Cette conférence fut annulée en raison des menaces proférées par des groupuscules qui, probablement, se prennent pour des parangons de démocrates. S’il est un lieu où le débat d’idées devrait être libre, cependant, c’est bien l’université! Eh! bien non. La Sorbonne n’a pas donné un meilleur exemple en retirant de son programme une conférence intitulée « Terrorisme : quelles menaces et quels enjeux après la chute du califat ? ». Une autre conférence, de culture générale, celle-là sur Napoléon Ier à qui nous devons rien de moins que l’instauration du Code civil, la réforme du mariage, le baccalauréat et la Légion d’honneur, a été retirée du programme d’une école de commerce. Alors que l’on pleure sur le droit de Charlie de pouvoir publier impunément des dessins humoristiques où l’on voit par exemple Jésus sodomiser la Sainte-Trinité, l’accès à notre histoire nous est refusé sans que cela fasse la moindre vague.
Retenez la leçon: d’un ventre mou, on peut obtenir ce que l’on veut. Même si vous ne représentez rien d’autre que vous-même, soyez intraitable, mettez en valeur votre faiblesse, l’oppression que de ce fait vous avez subie: à tous les coups vous obtiendrez ce que vous voulez. Mieux: avant même que vous ayez ouvert la bouche, on ira au devant de vos désirs. Mais qu’est-ce qui fait les ventres mous ? C’est un vaste sujet qui mériterait d’être étudié de près. On doit pouvoir évoquer la couardise, rebaptisée « prudence », le relativisme et l’absence d’ancrage propres aux post-modernes, et aussi ce que j’appellerais une culpabilité fantasmatique.
Les menaces des fanatiques sont-elles la seule préoccupation que nous devons avoir ? Les réseaux sociaux offrent apparemment l’accès à une information diversifiée, libérée des médias qu’encadrent l’Etat ou leurs propriétaires. Voire. Quand les administrateurs d’une plateforme planétaire prennent parti sur une question médicale et suspendent la vidéo d’un expert avéré, je me demande de quelle compétence ils s’autorisent. A moins qu’il ne s’agisse pas de compétence mais d’ordres extérieurs auxquels ils obéissent, ou de complicités qu’ils partagent ? Qu’il s’agisse, en coulisse, de l’Etat ou d’intérêts privés, cela signifie que l’on veut nous tenir dans l’ignorance de certaines choses. Dans les deux cas, nous sommes en danger. Ces faits, j’en suis témoin, se multiplient en ce moment.
Pour beaucoup d’entre nous, le « 20 heures » reste la source unique et exhaustive de la vérité. Or, le pire de la censure n’est pas de faire disparaître des informations. Il est que nous ne nous rendions pas compte que des informations existent dont nous sommes privés. Jadis, dans l’album de famille, si un ancêtre avait fauté, on gardait les photographies mais on y découpait son image aux ciseaux. Son absence était visible: il y avait un trou qui ne cherchait pas à se cacher. Face à une inondation permanente d’informations, le phénomène est inverse: c’est d’imaginer que quelque chose manque qui demande un effort. Je renvoie à une de mes précédentes chroniques où, à propos de Dunkerque, le film de Christopher Nolan, je soulignais que l’on n’a en permanence à l’écran que des soldats britanniques. De ce fait, ils semblent être les seuls à se débattre sur la scène du drame, alors qu’au même moment des soldats français, invisibilisés par le scénario, se battaient avec acharnement contre l’armée allemande afin de permettre le fameux rembarquement. Si vous connaissez l’histoire, vous pouvez combler les lacunes du film. Mais, s’agissant de l’actualité, entre la convergence des médias - qui se drapent parfois de débats pour donner l’apparence de la pluralité - et la censure larvée des réseaux sociaux, comment imaginer les lacunes ?
Nous vivons une période cruciale de l’histoire de l’humanité. Au vrai, nous sommes à une bifurcation plus déterminante encore que celle entre Néandertal et Cro-Magnon. L’une des routes, celle de la facilité, nous conduit à une sorte de totalitarisme plus ou moins confortable où nous nous abandonnons peu à peu à des maîtres et à leurs mensonges. L’autre, pavée d’incertitudes, exige notre lucidité et notre courage. L’une fera de nous les pièces d’une immense machine dont les commandes nous échapperont définitivement, l’autre nous laisse une chance d’épanouir l’étincelle d’esprit que l’évolution a mise en nous.
(1) Cf. ma précédente chronique.
4 commentaires
J’apprécie cet article, lucide et modéré. La démocratie, consiste à vivre ensemble en désaccord. Nous aimons tous avoir raison, et il ne s’agit pas de donner raison à l’autre pour avoir la paix, mais la liberté d’expression n’exclue pas le respect.
Et cette histoire-là, elle est pas belle ?
https://odysee.com/@vivavalval:3/Interview-de-Silvano-Trotta-par-Thana-TV:f
Ton analyse, Thierry, est tellement ouvrante et nous aide à placer le regard où il faut : la suppression des conférences qui fâchent quelques minorités est bien un vrai symptôme d'abandon. La disparition des convictions fondées sur des valeurs au profit de ventres mous me fait penser que le néolibéralisme a transformé le citoyen en consommateur docile. A ce propos, je repense à Lippmann qui considérait le peuple comme une foule au fonctionnement émotionnel sans aucune rationalité, d'où l'idée qu'il fallait qu'une élite le dirige. Je pense aussi au neveux de Freud, Edward Bernays, qui écrivit "Propaganda" et développa au service des plus riches une propagande pour la construction de consentements (sic) à leurs idées et produits. Il est l'inventeur des "relations publiques" et l'auteur de la célèbre affiche montrant l'oncle Sam pointant du doigt le lecteur de l'affiche avec ces mots "I Want You !" pour promouvoir l'entrée de l'Amérique dans la guerre.
Je réalise que cette post-modernité, chère au très libéral Maffesoli, est bien la réalisation de ce néolibéralisme dont Lippmann et Bernays ont posé les principes et les outils : une population d'individus "désociétalisés", tribalistes, faite de jouisseurs émotionnels sans réflexion rationnelle, adeptes du "Pourquoi pas ?".
Comme tu l'indiques si bien autour du film "Dunkerque", la réalité n'est jamais qu'une construction qui mérite quelques révisions, quelques changement d'angles et de focales pour comprendre ce qu'il se passe.
On n'est pas au bout de nos peines, mais ça va le faire, comme ont dit...
Jean-Marc
Et une encore. Sur FB, Silvano Trotta a publié un article de France Bleu où un journaliste raconte son traitement avec le protocole Raoult: censuré ! Voilà l'article en question: https://www.francebleu.fr/infos/sante-sciences/coronavirus-il-raconte-son-traitement-a-l-hydroxychloroquine-1600762347 Si j'étais France Bleu, je ferais un procès à FB !
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