La dette (suite de ma chronique du 31 octobre 2020)
16/11/2020
Brefs mémoires d’un naïf
Je ne suis pas d’un naturel envieux. A cela je n’ai aucun mérite. Peut-être ai-je reçu de ma famille en qualité suffisante cet amour inconditionnel qui protège de bien des dérives. Peut-être ai-je aussi aimé, sans la moindre réticence, simplement parce qu’ils m’aimaient, ceux de mes anciens que j’ai connus, qui vivaient modestement. Je le dis parce qu’à l’inverse, j’ai connu des personnes qui avaient honte de leurs origines et je ne parle pas ici de vices ou de délinquance mais seulement de pauvreté. Les miens vivaient modestement, mais ils vivaient surtout dignement, avec dirais-je un stoïcisme souriant qui les rendait respectables quel que fût le barreau de l’échelle sociale sur lequel ils se tenaient, et sans cette tentation aujourd’hui si répandue de se victimiser.
Cependant, le désintérêt que j’ai pour la comparaison, cette indifférence à la richesse des autres qui ne m’a jamais empêché d’être heureux, tout cela m’a longtemps aveuglé. Après tout, me disais-je, du moment qu’ils ne me spolient pas de ce que j’ai, ils peuvent bien avoir des avions, des yachts, des grosses voitures et boire du champagne à tous les repas, qu’est-ce que cela peut bien me faire! Je payais mes impôts, persuadé alors que le système fiscal contribuait à une sorte d’équité, sans me demander encore si je n’en payais pas un peu trop parce que certains auraient dû en payer un peu plus.
Je n’étais indigné que par les exactions et les destructions dont, pour s’enrichir, se rendaient coupables des personnes ou des organisations. L’injustice de l’inégalité, je la ressentais à travers ses victimes et tout au long de l’histoire des luttes sociales, mais jamais dans ma situation personnelle. J’étais en outre persuadé que la guerre des classes était dépassée, que l’on pouvait améliorer le monde en veillant simplement au partage équitable de la valeur ajoutée que créait la combinaison intelligente du capital et du travail, et que l’on était sur cette voie. Jusque dans les années 90, alors que je fréquentais des cercles de réflexion qu’imprégnaient les idées généreuses du management participatif, de l’organisation apprenante, de l’entreprise humaniste créatrice de valeur partagée, je n’ai pas vu le système qui se mettait en place et qui, en définitive, quand on regarde l’histoire, n’a rien que de naturel depuis la nuit des temps. C’est l’expression du darwinisme revu et corrigé par Herbert Spencer.
Le réveil
Ce que, dans la naïveté de mes bons sentiments, j’ai mis longtemps à voir, est qu’au delà de la notion d’injustice, l’accumulation de richesse nourrit l’accumulation de pouvoir qui, à partir d’un certain degré, produit deux phénomènes: la folie du « jamais assez » qu’un Carlos Ghosn illustre à sa manière, et la prétention démiurgique dont Soros et Gates nous donnent l’effrayant exemple. Alors que je me berçais des utopies que j’ai évoquées, je n’ai pas vu que l’histoire était en train de changer de cours, que la guerre des classes restait d’actualité pour les plus riches qui avaient mis en place ce qu’il fallait pour la gagner. Sur ce sujet, j’ai déjà cité la déclaration sans fard du milliardaire Warren Buffet (1). Des mains des entrepreneurs, les compagnies sont ainsi passées à celles des capitalistes qui ont nommé des hommes-liges à qui ils ont donné pour objectif exclusif la valeur pour l’actionnaire, en les récompensant sur ce seul critère mais grassement. Les exigences des salariés, qu’avait encouragées le plein emploi, furent calmées par la pratique systématique des délocalisations et le chômage réapparut. Les rêves de formes d’organisation participatives assorties d’un meilleur partage de la valeur ajoutée furent relégués au placard des billevesées. Ce fut une évolution culturelle que j’ai personnellement observée rien qu’à entendre le discours de certains cadres. Les Etats, quant à eux, après avoir contribué au welfare state avec les politiques fiscales que l’on imagine, se sont trouvés face à des corporations parfois plus puissantes qu’eux, qui, au surplus, ont su placer leurs influenceurs aux plus hauts niveaux des instances nationales et internationales. A l’horizon se profilait le dessein aujourd’hui évident: que les gueux coûtent le moins cher possible et que le capital devienne le gestionnaire de la planète.
Ce qui ces jours-ci m’interroge, c’est le revirement économique de notre Gouvernement. Néo-libéral, l’on a vu rapidement et sans surprise que, pour lui, le soin du peuple coûte un pognon de dingue. Les largesses sont allées aux grandes entreprises et aux grosses fortunes. Celles-ci, d’ailleurs, on considérablement augmenté en quelques années, y compris pendant la « pandémie ». Après avoir étouffé dans les conditions que l’on sait les revendications des Gilets Jaunes, il a continué - au mépris des promesses et de ceux qui les ont crues - d’économiser sur la Santé publique: le nombre de lits et de postes dans les hôpitaux, loin d’augmenter, en cet automne est toujours à la baisse. D’un certain point de vue, la rigueur budgétaire et la préférence aux plus riches semblent donc toujours d’actualité. En revanche, tout en maintenant un confinement que même l’OMS et JP Morgan ne recommandent pas et qui est ruineux pour les petites entreprises commerciales et artisanales, ce même Gouvernement se met soudain à distribuer les milliards. L’effet le moins contestable de cette politique sera un accroissement extraordinaire d’un endettement qu’hier encore on utilisait pour promouvoir la casse de notre modèle social. Au moment où j’écris, la dette de notre pays se monte à 2 503 100 600 000 en chiffres ronds et elle s’accroît de 2665 euros par seconde (2). Nous sommes donc devant cet étrange animal d’une politique qui, en même temps, serre la vis et ôte les bondes, ruine l’économie française et les Français et endette le pays.
S’ils ne sont ni incompétents ni stupides, alors ?
Jusqu’à preuve du contraire, j’ai pour principe de penser que les gens sont à la fois intelligents et compétents. En l’occurrence, cet a priori m’oblige donc à rechercher ailleurs que dans l’impéritie l’explication d’une politique qui va nous conduire in fine au niveau de l’infortunée Grèce. Je ne vois pas d’autre chose à sonder, pour tenter de comprendre cela, que l’intention qui sous-tend ce changement. Je tiens à prévenir les âmes sensibles que les propos qui suivent peuvent contenir quelques traces de complotisme. A vrai dire, ils en contiennent déjà puisque le complotisme commence aux questions que l’on décide de se poser.
Il est important de se représenter le paysage intellectuel de ceux qui se veulent l’élite et à ce titre se pensent légitimes pour diriger le monde au delà des systèmes démocratiques qu’ils s’emploient à subvertir. Ce paysage intellectuel se caractérise par une vision à la fois financière et mondialiste: des biens tous fongibles et des flux qui parcourent la planète en effaçant l’histoire, les territoires, les cultures et les peuples qui ne sont, pour eux, que les oripeaux d’un monde arriéré. Cette représentation s’assortit d’une détermination à privatiser un maximum de biens puisque chaque privatisation ramène des flux et du pouvoir vers les détenteurs du capital. Fort évidemment, cela ne se fait pas en claquant des doigts et c’est là que l’on retrouvera tout à l’heure la dette. L’épanouissement de la dérégulation financière dans les années 80 a été pour les démiurges et les élites qu’elles inspirent un premier pas vers le paradis. Cette caste, en effet, a pour premier ennemi les frontières, non seulement celles des pays, mais aussi celles que créent les législations protectrices, et également les cultures et les structures traditionnelles. Leur utopie: que tout devienne liquide, interchangeable, fluide, y compris les êtres humains.
Evidemment un tel programme finit par susciter des résistances chez ceux qui en sont non les organisateurs mais la matière première, et, au fur et à mesure qu’il se développera, il en suscitera de plus en plus. Il faut donc à nos démiurges les réduire et les remplacer par une dépendance. Je vais prendre deux tout petits exemples. Vous êtes vous demandé les conséquences - je n’ai pas dit « les objectifs » - de la réforme qui a remplacé par une dotation de l’Etat la taxe professionnelle que percevaient les communes ? Ou encore, pour nos impôts sur le revenu, l’instauration du prélèvement à la source ? Les communes sont devenues dépendantes de l’Etat qui, pouvant décider du montant de leur dotation, est devenu ainsi maître de leurs budgets. Quant au prélèvement à la source, en cas de mauvaise fortune ou de paupérisation le retard de paiement ou le non-paiement de l’impôt n’est plus possible, et, en cas de révolte, la grève à l’impôt ne l’est pas davantage.
Et la dette dans tout cela ?
L’enrichissement des prêteurs au cours de l’histoire montre que la perception des intérêts n’en est pas l’élément principal. Il y a deux autres conséquences de la dette qui sont nettement plus juteuses: la spoliation de l’emprunteur et sa servitude. Combien de petits fermiers, à notre époque, dans certaines régions du monde, ont-ils été chassés de leurs terres à cause d'un modèle économique qui n'était destiné qu'à les tuer ? Quant aux latifundia d’Amérique latine, ils sont l'exemple même d'une économie orientée à l'esclavage: insuffisamment payés pour survivre, les travailleurs y étaient contraints d’emprunter à leurs employeurs et leur dette se transmettait à leurs enfants qui restaient ainsi enchaînés au domaine.
Si la dérégulation financière a été le premier pas vers le paradis des élites ploutocratiques, le deuxième pas a été l’article 104 du traité de Maastricht puis l'actuel article 123 du traité de Lisbonne qui ont instauré l'interdiction pour l'État de se financer auprès de la Banque de France. L'État doit donc depuis lors se tourner vers les marchés financiers, ce qui se révèle plus onéreux mais surtout entraîne un transfert croissant de pouvoir. Où cela peut-il mener ? Un pays d’Europe nous en donne l’exemple: la Grèce (3).
Alors, un scénario possible pour expliquer la politique soudain dispendieuse de notre Gouvernement: il a décidé de creuser la dette de la France afin qu'elle se retrouve un jour sous tutelle comme la Grèce et qu'ainsi nous soyons obligés de nous soumettre à la transformation du monde dont il est l’un des promoteurs zélés. Si ce n’est pas l’objectif poursuivi, à tout le moins c’est une conséquence de sa politique qui ne le dérange pas et qu’il saura exploiter.
(1) Déclaration le 25 mai 2005, sur la chaîne de télévision CNN : « Il y a une guerre des classes, c'est un fait, mais c'est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner ».
(2) https://www.dettepublique.fr/
(3) Pour avoir un aperçu, je vous recommande le blog (en français) de Paniagiotis Grigoriou, historien et ethnologue: http://www.greekcrisis.fr/2020/11/Fr0829.html
3 commentaires
vous n'êtes pas seul, je ne suis pas seule. J'ajoute à votre réflexion: se doutait-il De Gaule que l'ENA allait enterrer notre démocratie? Amitiés et merci pour vos partages.
Merci, Gracia, cela fait du bien à lire!
Je me demande s’il n’y a pas aussi la volonté de basculer vers un nouveau système d’économie digitale. Un modèle plus « vert » donc plus durable ou la data serait l’or noir, mais un modèle où chacun est sous-surveillance Rapprochée et dont les libertés sont durablement restreintes Évidemment pour notre bien (santé, pollutions, environnement, terrorisme, ....), avec une monnaie dematerialisees, La blockchain au profits des plus riches. Et une transformation du travail avec la généralisation d’un revenu universel, permettant aux seules personnes formées d’accèder au travail. Les autres seront vassalisés....
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