La liberté, la joie et le reste
25/01/2021
Sur la grand plage des Sables d'Olonne, l'exubérance des chiens enivrés par l’espace m'a toujours réjoui. Ils sont une invitation à l’enfant libre qui sommeille en nous, souvent assommé par le sérieux de l’âge adulte. Vendredi dernier, j'en ai vu un que j'ai trouvé particulièrement génial. De type colley écossais, il allait vers chaque congénère qui se présentait sur son chemin, faisait comme une invitation à jouer et hop! les deux compères, aboyant joyeusement, partaient à fond de train en faisant de grandes boucles qui, de temps en temps, passaient dans la mer où ils s’éclaboussaient sans ralentir. Puis, ses maîtres continuant d'avancer, l'infatigable colley les rejoignait et réitérait son invitation à un autre compère rencontré un peu plus loin. Il a fait cela cinq ou six fois jusqu’au terme des deux kilomètres de plage. Aucun chien n'a eu peur de le voir s’approcher et ne s'est dérobé à son invitation. Pour clôturer, il a traversé une mare au galop et fait s'envoler un nuage de mouettes. Je me suis dit: voilà le modèle du manager ou de l’enseignant. Il communique par sa posture et son énergie, il sait mettre les autres en mouvement, son élan entraîne sans effort et lui-même y trouve un plaisir essentiel. Une belle illustration du concept d’autotélisme développé par Mihaly Csikszentmihaliyi qui inspire mes parcours de développement.
L’autotélisme me fait penser à un autre concept, celui de l’Enfant libre. Celui-là est du père de l’Analyse Transactionnelle, le psychiatre américain Eric Berne (1910-1970). L’Enfant libre est une de nos six instances intérieures que Berne appelle « états du moi », à côté du Parent Critique, du Parent Nourricier, de l’Enfant Adapté Soumis ou Rebelle et de l’Adulte. Ce sont des formes différentes de notre énergie personnelle que nous endossons de manière plus ou moins contrôlée en fonction de nos interactions avec ceux qui nous entourent. L’Enfant Libre est comme le chien sur la plage, il est joie et spontanéité. Il est aussi jaillissement et créativité. C’est l’énergie première sans laquelle nous ne serions pas. Quand je pense à un personnage qui incarnerait le mieux l’Enfant Libre, celui qui me vient aussitôt à l’esprit est Tom Sawyer, le jeune héros de Mark Twain. L’Enfant Libre, c’est évidemment celui qui fait l’école buissonnière. Dans un autre genre, on pourrait également citer François Bernardone, dit François d’Assise, ce troubadour que le commerce de draps de son père ennuie et qui préfère la liberté que la pauvreté procure, d’aller chanter Dieu et ses créatures sur des chemins improbables. Me vient aussi à l’esprit le visage de Gérard Philippe.
L’excentricité est souvent l’une des manifestations extérieure de l’Enfant libre. Je suis en train de lire « Au royaume des glaces » d’Hampton Sides*, l’histoire vraie d’une expédition polaire dans le dernier quart du XIXème siècle. L’auteur y présente un personnage ayant réellement existé, James Gordon Benett, richissime propriétaire du Herald, qui va sponsoriser l’expédition de De Long. Doté d’une vitalité extraordinaire, Benett pratique de nombreux sports, toujours avec excès, et s’intéresse à tout. On le juge fantasque mais il est aussi génial. En 1870, convaincu qu’un journal doit aller au devant des histoires, il avait envoyé Henry Stanley au fin fond de l’Afrique à la recherche de Livingstone. Il a précédé Orson Welles dans le domaine du canular: s’il n’a pas imaginé comme lui une invasion d’extra-terrestres, en 1874 son journal a publié un faux reportage, plein de détails sanglants et macabres, sur une prétendue évasion des fauves du zoo de Central Park. Un jour, à Amsterdam, alors qu’il venait d’assister à un spectacle musical et désireux de courtiser la vedette féminine, il invita celle-ci à bord de son voilier avec toute la troupe. Puis, il fit discrètement lever l’ancre, promena tout ce monde sur l’Atlantique pendant plusieurs jours et se fit donner la pièce à bord. Au retour, il les indemnisa tous, le théâtre y compris qui avait perdu plusieurs représentations de son fait.
Intérieurement, je pense que nous savons tous ce que nous ressentons quand nous accueillons notre Enfant Libre et aussi lorsque, par la même occasion, nous le sentons éventuellement faiblard, apeuré. Heureusement, nous avons aussi des relations qui, pour notre bonheur, savent mettre le leur aux commandes, et par résonance il vient alors stimuler le nôtre. Une de mes amies a ainsi le don subtil de tout enchanter d’un ton de voix, d’un sourire. Mais, vous l’aurez peut-être remarqué, l’Enfant Libre, sans même qu’il cause du tort, s’attire la désapprobation de certaines personnes. Il peut les inquiéter, comme dans le dessin dont j’ai choisi d’illustrer cette chronique. Elles peuvent aussi lui jalouser cette liberté qu’elles n’osent pas s’accorder. Sur la plage, la grande majorité des promeneurs qui croisait ce chien le trouvait sympathique et souriait. Il y avait aussi quelques indifférents, puis, tout de même, quelques visages fermés. C’est agaçant, n’est-ce pas, ces enfants, ces animaux - ces imbéciles - qui n’ont pas conscience de la gravité des choses ! J’avoue que leur agacement m’agace ! A leur sujet, de Gaulle parlait des « pisse-froid » et ma mère, moins militairement, des « éteignoirs ».
Il y a le faux Enfant Libre. Dans la typologie de Berne: l’Enfant Adapté Rebelle. Celui-là est constamment en conflit avec l’autorité mais il est, au vrai, dépendant et prisonnier de ce conflit. Il a besoin de cette figure à laquelle s’opposer. A l’intérieur de lui-même, ce n’est pas la joie pure de l’Enfant libre, mais la tension du chercheur de bagarre, et ce n’est pas la liberté qui règne mais le besoin d’un adversaire. L’Enfant Adapté Rebelle est la réponse mécanique à l’autorité normative, limitante, que Berne appelle le Parent Critique. L’Enfant libre vit, tout simplement. Il se réjouit du chien qui court sur la plage et ira peut-être courir avec lui, indifférent aux éteignoirs. Si, d’aventure, il transgresse, en faisant par exemple l’école buissonnière, ce n’est pas par provocation ou pour prouver quoi que ce soit. Défier une autorité quelconque ne l’intéresse pas. Notre Président de la République peut se plaindre de la prolifération des « procureurs », mais cette prolifération est un effet mécanique. Quand je regarde l’expression récurrente des visages de nos politiques depuis des mois, j’ai l’impression d’une galerie de Parents Critiques. Quand ce n’est pas l’Enfant Adapté Soumis, le Parent Critique suscite face à lui l’Enfant Adapté Rebelle. En revanche, tous nos « procureurs » feraient bien de se méfier: ce n’est pas parce qu’ils expriment leur colère qu’ils manifestent leur liberté. Le philosophe Alain disait: « A qui veut empêcher ma liberté, je la prouve témérairement ». Je vois, par exemple, qu’après n’avoir pu assister au départ du Vendée Globe, on râle maintenant d’être interdits d’accueillir les skippers qui reviennent de leur tour du monde. Râler est une attitude d’Enfant Adapté Rebelle. Pour Berne, l’Enfant Adapté Rebelle et l’Enfant Adapté Soumis ne sont que les deux faces d’une même pièce.
La culture, l’éducation et les règlementations ont tellement brimé l’Enfant Libre et il en est résulté tant de frustrations qu’il s’en faut de peu qu’on le considère comme l’état idéal. Cependant, ce n’est pas si simple. D’abord, se sentir frustré ne prouve pas la légitimité du désir bridé. Mais, sans malice aucune, sans intention de nuire, l’énergie de l’Enfant Libre est par nature égoïste et anarchique. Le chien fou peut se retrouver dans un jeu de quilles. Ce que j’ai évoqué plus haut de James Benett en donne un bon exemple. Sa fortune lui permettait de compenser les préjudices que sa conduite pouvait entraîner, mais, pour un Enfant Libre aux moyens ordinaires, c’est plus compliqué. La société s’emploie à se protéger de cette énergie par l’intériorisation de la discipline. Malheureusement, de la discipliner à l’inhiber, il n’y a pas une grande distance, d’autant que moins on supporte l’insécurité plus on veut contrôler. Si je ne suis pas partisan de la devise facile « Il est interdit d’interdire », il me semble néanmoins que notre matrice sociale, renforcée par la gestion de la crise sanitaire, engendre beaucoup d’Enfants Adaptés, qu’ils soient rebelles ou soumis. Or l’Enfant Libre est indispensable à la fois à la joie de vivre et à la créativité d’une société. Il y a un équilibre à ajuster. En attendant, retrouver chacun d’entre nous notre Enfant Libre, vivre avec lui en bonne intelligence, peut être de l’ordre d’une hygiène ou d’une reconquête.
* Editions Paulsen, 2018. Hampton Sides est aussi l’auteur de The lost city of Z, dont James Gray a tiré un film.
4 commentaires
Heureux enfant libre qui croit encore au père Noël .Vous ne dites rien de cet enfant magique qui se rit de l"orage qui gronde.Je crains fort que cet enfant là frappe un jour à la porte de dame fourmi..........Si fourmi a survécu.
WoW. Merci Thierry pour ces pensées, une magnifique ode à la vie, remarquablement écrite et puissamment inspirante. Pour ma part, je ne vois pas de dilemme, comme le laisse à penser le commentaire précédent, entre enfant libre cigale et enfant soumis fourmi qui passera l’hiver. Les fourmis humaines à force de se soumettre sans penser a leur hiérarchie sociale et croire qu’amasser pour prévoir les sauveraient du rude hiver, ont détruit substantiellement notre planète, décimé irrémédiablement la sublime biodiversité animale et végétale et des milliers de peuples et cultures premiers sensibles et vertueux, saccagé la beauté des bords de mer et saturé les océans de produits toxiques et de continents de déchets plastiques. Entre autres. Comme Thierry, je crois que permettre à notre enfant libre de vivre en nous et le laisser s’exprimer... librement, c’est ouvrir en nous l’espace pour célébrer avec joie la vie et réapprendre à créer sans détruire. Car peut-être alors , l’enfant adapté en nous apprendra à mieux protéger et respecter notre monde , tel quel. Car la joie de vivre EST , avec la puissance d’une sobriété légère, savoureuse et réjouissante , tandis que l’enfant adapté et son parent critique se noient et noient leur existence dans la frénésie surproductrice du FAIRE et donc de l’AVOIR.
WoW. Merci Thierry pour ces pensées, une magnifique ode à la vie, remarquablement écrite et puissamment inspirante. Pour ma part, je ne vois pas de dilemme, comme le laisse à penser le commentaire précédent, entre enfant libre cigale et enfant soumis fourmi qui passera l’hiver. Les fourmis humaines à force de se soumettre sans penser a leur hiérarchie sociale et croire qu’amasser pour prévoir les sauveraient du rude hiver, ont détruit substantiellement notre planète, décimé irrémédiablement la sublime biodiversité animale et végétale et des milliers de peuples et cultures premiers sensibles et vertueux, saccagé la beauté des bords de mer et saturé les océans de produits toxiques et de continents de déchets plastiques. Entre autres. Comme Thierry, je crois que permettre à notre enfant libre de vivre en nous et le laisser s’exprimer... librement, c’est ouvrir en nous l’espace pour célébrer avec joie la vie et réapprendre à créer sans détruire. Car peut-être alors , l’enfant adapté en nous apprendra à mieux protéger et respecter notre monde , tel quel. Car la joie de vivre EST , avec la puissance d’une sobriété légère, savoureuse et réjouissante , tandis que l’enfant adapté et son parent critique se noient et noient leur existence dans la frénésie surproductrice du FAIRE et donc de l’AVOIR.
La contre partie qui rend possible l'enfant libre pourrait paraitre la richesse qui lui permet de compenser. Non, la contrepartie sociale de l'enfant libre est justement la liberté. Celle de ne rien réparer, de se détacher des conséquences, de lâcher prise sur les convention sociales, celles justement qui réclament réparation. Alors, nous rencontrons l'enfant libertaire, celui qui fait parce qu'il le veut. Celui qui fait selon son projet de vie et ses représentations. Car qui que l'on soit, ce sont toujours la culture et la nécessité qui font le cadre de nos actions et comportements. L'enfant libre n'a rien de doux. Justement, il n'est ni conforme ni soumis, et compenser c'est peut-être se soumettre aux conventions...
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