Éloge de l'exercice complotiste (1/7)
24/02/2021
1. Eloge des emm…
Dans les semaines qui suivirent l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy à Dallas, un journaliste d’investigation affirma que Lee Harvey Oswald ne pouvait être le tueur. Son argumentation était claire et étayée: Oswald avait tiré de loin (soixante-seize mètres) sur une cible en mouvement, or, sous les drapeaux, il n’avait eu que les notes d’un tireur médiocre. L’arme du crime était un Mannlicher-Carcano SS, un fusil qui n’est pas des meilleurs quant à la précision du tir. Pour couronner le tout, Oswald avait lui-même procédé à l’opération délicate de fixer et régler la lunette de visée. Pourtant, le rapport de huit-cent-quatre-vingt-huit pages de la Commission Warren, remis moins d’un an plus tard au président Johnson, conclut à la culpabilité d’Oswald et au caractère solitaire de son acte. Si vous pensez cependant que les arguments du journaliste se tiennent et qu’Oswald n’ayant pas pu tuer Kennedy, il y a un mystère, et si vous tentez d’imaginer ce qui a pu se passer réellement, vous êtes un complotiste. En effet, à la conviction que se sont forgé des gens sérieux, vous opposez les billevesées d’un apprenti détective.
L’invisible
Je vais rapprocher cela d’une histoire qui, en apparence, est sans rapport avec l’assassinat d’un homme politique. Ignace Semmelweis, obstétricien à Vienne au XIXe siècle, observe que les femmes qui accouchent à l’hôpital meurent beaucoup plus souvent des fièvres puerpérales que celles qui mettent leur enfant au monde chez elles. Bien sûr, ces dernières sont principalement issues de la bourgeoisie alors que celles qui accouchent à l’hôpital sont des femmes du peuple. Pour les médecins de l’époque, ceci tient lieu d’explication. Pour autant, ce consensus ne satisfait pas Semmelweis. Il se pose des questions où personne ne s’en pose. Il pense qu’il peut y avoir une autre cause que l’origine sociale. A l’hôpital, remarque-t-il finalement, les médecins et leurs étudiants passent directement de la salle de dissection, où l’on enseigne l’anatomie, à la salle d’accouchement. Il se demande alors si quelque facteur lié à la mort mais échappant aux sens ne pourraient pas être la cause des décès. Afin de vérifier, il demande que l’on se lave les mains avant de passer des cadavres aux parturientes. C’est une fantaisie qui fait hausser les épaules mais qu’on lui accorde. Le nombre des décès chute spectaculairement. Mais voilà, les explications de Semmelweis, la présence qu’il invoque d’un facteur « invisible » font sourire, puis, devant son insistance, agacent. Sans compter que se laver sans cesse les mains à la demande d’un original, quel ennui injustifié ! On cesse donc de passer au lavabo. Aussitôt le chiffre des morts remonte. Mais on n’en a cure: on est trop occupé à persécuter Semmelweis qui, quelques années plus tard, finira fou de n’avoir pu se faire entendre et martyrisé par les infirmiers de l’asile où on l’a interné. Il faudra attendre plusieurs décennies, des milliers de décès supplémentaires et les découvertes de Pasteur pour que le corps médical se rende à l’évidence: il y a bien un facteur invisible - à l’oeil nu en tout cas - qui est la cause des maladies.
Un mécanisme de déni
Comment expliquer un tel blocage alors que les indices sont là ? J’y vois deux voire trois raisons concomitantes. D’une part, on a une explication installée et facile : il n’est pas étonnant que des femmes pauvres qui vivent de ce fait dans des conditions d’hygiène a priori insuffisantes, au surplus affaiblies par une alimentation carencée et de durs travaux, décèdent en plus grand nombre que celles qui sont propres sur elles, bien nourries et menant une vie paisible. Derrière cette explication, on sent quasiment un jugement moral, voire un mépris de classe. J’ose évoquer le mépris parce que, manifestement, la moindre compassion aurait dû susciter plus d’intérêt pour la corrélation entre le lavage des mains et la baisse de la mortalité. Mais, d’autre part et surtout, ce qui fâche est l’invisibilité du facteur invoqué par Semmelweis. Pour des esprits scientifiques qui se réclament des Lumières, supputer un facteur qu’on ne voit pas ne peut que relever de cet obscurantisme que l’on se targue d'écraser. J’ajouterai que Semmelweis était juif et hongrois, ce qui n’était pas forcément un atout pour jouer les trublions dans la société de l’époque.
Nous avons là un mécanisme de déni composé de trois pièces: une explication simple, soutenue par un consensus plus ou moins tacite, qui rend tout questionnement importun; un « impossible » résultant des croyances de l’époque ou de l’idéologie d’un milieu social; enfin la présence erratique d’un farfelu qui a l’outrecuidance de vouloir en remontrer aux dignitaires de ce milieu. Quel est le rapprochement que je fais entre ces deux histoires? Dans les deux, on retrouve tout d’abord l’explication simple qui veut dissuader tout questionnement. S'agissant de l’assassinat de Kennedy, c’est l’acte solitaire d’un individu réputé renfermé et violent et qui, surtout, est un marxiste avoué. Tellement marxiste qu’il s’est rendu en URSS et à Cuba! On a, plus subtilement, un frein d’origine psychologique. D’une manière générale, nous préférons le simple au compliqué. Le simple rassure, le compliqué rend soupçonneux. La simplicité est une notion relative: en l’occurrence, est simple ce qui peut s’intégrer à notre représentation du monde sans en bousculer le puzzle. Dans le cas de l’assassinat de Kennedy, rejeter la thèse de l’assassin solitaire, faire l’hypothèse qu’à son insu Oswald a servi de leurre conduirait à se poser la question de l’ingénierie et de l’organisation de l’assassinat, des prolongements de ses racines et de l’identité de ses commanditaires. Tout le contraire d’une histoire simple. En outre, quand on commence à tirer sur ce genre de fil, on peut craindre ce que l’on va trouver qui, pour livrer la vérité, pourrait nuire à l’unité de la nation. Enfin, troisième pièce du mécanisme, on a la dévalorisation des empêcheurs de tourner en rond, le farfelu qui imagine des choses que personne ne peut voir, les inventeurs d’histoires compliquées, les « fouille-merde » comme on traite souvent les journalistes d’investigation, - face aux gens sérieux que sont les membres de la commission Warren, lesquels, à la sueur de leur front, ont accouché un volumineux rapport qu’ils ont remis au président des Etats-unis, qui l’a accepté. Aujourd’hui, cependant, on peut déclarer que la lumière n’a pas été vraiment faite sans être aussitôt accusé de délires. C’est le lot des complotistes d’avoir parfois raison, mais tardivement.
(Prochain épisode: L’appréciation de la vraisemblance)
2 commentaires
Merci Thierry pour ce texte remarquable et si juste.
Je vais m'empresser de le partager !
Amitiés.
Merci Solange ! Ne manquez pas la suite !
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