Eloge de l'exercice complotiste (5/7): La notion de complot est-elle dépassée ?
08/03/2021
5. La notion de complot est-elle dépassée ?
Croire qu’il n’y a jamais de complot est aussi trompeur que croire qu’il y a des complots partout (1). Cependant, il convient d’aller plus loin, car parler de complots et de complotisme pour désigner l’objet de nos interrogations est une manière de détourner notre regard vers une caricature ou un fantasme. Si ces mots ont été choisis par leurs promoteurs c’est parce qu’ils ridiculisent l’activité et la production des « complotistes ». Or, ce qui se passe est d’un autre niveau que celui d’une poignée d’individus réunis, au fond d'une cave, autour d’une bougie qui fume.
Dans l’histoire moderne, l’un des premiers complotistes est celui qui a inventé cette fable du capital insatiable et de la lutte des classes: un certain Karl Marx. Vous imaginez les émois de nos debunkers, transportés en 1867 et ouvrant le livre « Das Kapital » à sa sortie de l’imprimerie ? « Enfin, s’écrieraient-ils, ceux qui s’enrichissent font bénéficier des oeuvres de leur intelligence et de leur travail l’ensemble de la société, y compris et surtout les gueux à qui ils ont la bonté de donner un salaire et qui sans cela mourraient de faim! Ils ne gagnent que la rémunération légitime de leur sueur et des risques qu’ils prennent et ne sont pas dans une logique de guerre! » Nous retrouvons là les trois pièces du mécanisme de déni précédemment évoqué (2), mais il est intéressant de voir à qui ce déni profite. S’il n’y a pas de lutte des classes ou bien si elle n’est pas nécessaire parce que chacun peut trouver son compte sans en passer par Germinal, alors posons les armes, asseyons-nous fraternellement autour du feu et, le calumet de la paix aidant, on va s’entendre. La dénonciation des billevesées de Marx a bien fonctionné. Toute la classe moyenne et ceux qui y accédaient, à l’époque où ils bénéficiaient des Trente glorieuses, l’ont gobée - et, au passage, je bats ma coulpe. Puis, après que le développement d’une répartition plus équitable de la valeur ajoutée eut menacé la croissance et le pouvoir du capital, il y eut une reprise en mains, facilitée par la financiarisation et la mondialisation, et le multimilliardaire Warren Buffet, jugeant atteint le point de non retour, s’autorisa à vendre la mèche. « Oui, il y a une lutte des classes et c’est même la mienne qui est en train de la remporter ».
Les inspirateurs
Nous avons une représentation descendante, patriarcale, explicite, organisée, du pouvoir. L’image qu’on nous propose du complot, de la conspiration, en est le contrepoint. Celle-ci ne va pas sans celle-là. Or, notre époque voit s’épanouir le soft power. Il a pour premières caractéristiques la discrétion et l’absence d’autoritarisme. Cette discrétion s’accompagne de l’art de réunir des gens qui ont des intérêts non pas communs mais similaires et à profiter de ces rapprochements pour diffuser une idéologie qui en les valorisant, leur donnera une raison de naviguer de conserve. Ainsi, par delà leurs éventuelles concurrences, ils pourront devenir une instance aussi informelle que puissante. Bernays (3) nous a donné la clé de cette idéologie en écrivant que le pouvoir doit être entre les mains d’une élite. Mais comment déterminer cette élite ? Le darwinisme de Howard Spencer nous répond: celui qui réussit, quels que soient les moyens de sa réussite, fait la preuve de sa supériorité dans le monde tel qu’il est. Qui d’autre que ceux qui sont à la tête d’une fortune, du pouvoir qu’elle donne, du mérite qu’elle est censée prouver, pourrait donc la constituer ? Mais quel avantage auraient-ils à s’engager dans un pareil projet ? Celui de prendre soin de leurs affaires en prenant soin de celles du monde. Celui de faire du bien en se faisant du bien. Celui de transcender une ambition personnelle au profit d’une mission supérieure, c’est-à-dire d’un anoblissement que la richesse seule ne confère pas et qui légitimera l’inégalité de fortune et de pouvoir dont on profite. La manipulation prônée par Bernays est la manière douce de gérer les peuples pour le bien de tous. Le bien de tous est aujourd’hui sommairement défini par l’avenir de l’écosystème planétaire et le destin que l’on assigne à l’humanité. Cette aristocratie doit s’en emparer puisque les peuples manquent de l’initiative, de l’intelligence et de la détermination nécessaires. Pensez-vous vraiment qu’elle a tort ?
Davos est un tel lieu de rapprochement. Le Forum économique mondial est une des fontaines idéologique où cette classe - que seule au départ définit l’accumulation de richesse et de pouvoir - puise une vision convergente du monde et la représentation de son rôle. De Gaulle avait surnommé Jean Monnet « l’inspirateur », parce qu’il travaillait toujours en coulisse. On peut dire que Klaus Schwab, le fondateur des rencontres de Davos, est un des fils spirituels de Jean Monnet. Ce qu’il tisse n’est pas un complot au sens galvaudé du terme. Il n’essaye pas, ce qui serait voué à l’échec, de sortir de son chapeau un gouvernement mondial. Ce qu’il fait est plus pertinent et efficace. D’abord, en principe, on ne parle plus de gouvernement mais de gouvernance. Cela ne veut pas dire que l’idée de gouvernement mondial est évacuée, mais, comme elle peut réveiller quelques réflexes souverainistes, on se garde de l’afficher. On se garde tout aussi bien de la faire disparaître car, le moment venu - s’il vient - les peuples auront l’impression de quelque chose de familier qui devait advenir, qui s’installe naturellement. Schwab ne fait que rassembler autour de quelques experts, en toute liberté, des gens qui, de par leurs richesses personnelles et les entreprises qu’ils contrôlent ne peuvent se ressentir que comme l’élite de la planète. L’adhésion à quelques idées va leur donner de fait, collectivement, sans autre forme d’organisation, une emprise globale. Il n’y a donc pas un gouvernement occulte, comme les naïfs le disent ou comme se moquent ceux qui s’en prennent aux complotistes. Il y a un café du commerce très sélect où, grâce aux inspirateurs comme Schwab, émerge des conversations une représentation à peu près commune de la « terre promise », qui permet de déboucher sur une orientation collective spontanée et non contraignante. Compte tenu de l’incapacité des peuples et de leurs représentants depuis des années à prendre certaines décisions vitales pour l’avenir, on peut se dire qu’au moins ils apportent un espoir.
Délires et dérives
Cependant, ce n’est pas parce qu’elle est pétrie de bonnes intentions qu’une élite n’est pas exposée à l’hybris (3). Au contraire, la conviction d’une supériorité, d’avoir dans ses mains les destinées du monde, le ballet des politiciens venant quêter son adoubement, l’impression à travers ses fondations philanthropiques d’être plus généreuse envers l’humanité que Dieu Lui-même, tout cela ne peut qu’y encourager (4). Alors, ce milieu de l’entre-soi devient un bouillon de culture propice aux ivresses démiurgiques - celles des apprentis sorciers. Dans le sillage des bonnes intentions, on trouvera une vision purement mécaniste, sans transcendance, du vivant. On trouvera le transhumanisme avec son interpénétration de l’humain et de la technologie, et l’ingénierie climatique dont l’ambition, hors de mesure avec la complexité du système climatique, a toute chance de tourner au cauchemar. On trouvera aussi, grâce aux data collectés par l’hyperconnectivité, la délégation à une Intelligence Artificielle de la gestion tant des individus pucés que de l’écosystème global (5). Bref, la Terre et l’humanité managés comme un élevage industriel par une bureaucratie numérique, ce qui n’est que la projection du logiciel intellectuel sur lequel fonctionne cette élite.
Il ne s’agit donc pas d’un complot de bande dessinée, d’une ligue ou d’une confrérie secrètes. Il ne s’agit même pas de mauvais desseins. C’est la mise en branle d’un mouvement provisoirement informel mais doté d’un pouvoir, d’une bonne intention et de délires. Un mouvement qui ne se cache même pas, ce pourquoi nous ne le voyons pas. Convaincus d’être dans le droit chemin, ses membres font fi des peuples et de leurs aspirations. Seuls de vrais régimes démocratiques auraient pu et pourront peut-être encore, si ce qu’il en reste se ressaisit, contenir cette démesure.
1. J’ai oublié l’auteur de cette formule et, s’il tombe sur cette chronique, je le prie de m’en excuser.
2. Cf. http://indisciplineintellectuelle.blogspirit.com/archive/...
3. « L’hybris, ou hubris (en grec ancien : ὕϐρις / húbris), est une notion grecque qui se traduit le plus souvent par « démesure ». Elle désigne un comportement ou un sentiment violent inspiré par des passions, particulièrement l'orgueil et l’arrogance, mais aussi l’excès de pouvoir et ce vertige qu’engendre un succès trop continu. Les Grecs lui opposaient la tempérance et la modération, qui est d’abord connaissance de soi et de ses limites ». Source: Wikipédia.
4. Bill Gates est un parangon de cette classe : https://articles.mercola.com/sites/articles/archive/2021/...
5. Pour l’anecdote (mais pas seulement), une société japonaise vient de mettre au point des toilettes connectées capables, lorsque vous les utilisez, de vous faire une analyse physiologique et, pourquoi pas, de la transmettre à votre médecin ou à votre assurance : https://www.ipsn.eu/big-data-vous-suit-partout-meme-aux-t...
(Prochain épisode: 6. Les voies de l’imprévisible)
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