Eloge de l'exercice complotiste (6/7): L’aléatoire, l'invisible et le cheval
15/03/2021
6. L’aléatoire, l'invisible et le cheval
Ce n’est pas parce qu’un phénomène ne présente pas les apparences classiques du pouvoir qu’il ne recèle pas une énergie pouvant s’ordonner à une intention extérieure qui le récupérerait. Il est important de ne pas voir des complots où il n’y en a pas, il l'est aussi de surveiller ce qui, sans en avoir les apparences, représente cependant l’assemblage d’une puissance à prendre en considération.
Parallèlement, ce n’est pas parce qu’un phénomène n’a aucune intentionnalité pour ressort qu’il ne faut pas le surveiller. La marée n’a que faire des attentes des hommes, elle répond au mouvement de la Terre et de la Lune, mais quand elle est haute les plus gros vaisseaux, jusque là immobilisés, peuvent accéder au port ou en sortir. Un phénomène sans intention peut ainsi offrir son support à des joueurs qui en ont une et qui le chevaucheront comme le surfeur une vague qu’il n’a pas créée mais qui l’emporte. Je ne pense pas que le covid, même s’il semble avoir les caractéristiques d’un artefact, ait été volontairement lâché dans la nature. Cependant, l’aubaine qu’il a constituée pour certains joueurs est évidente: il a fourni l’opportunité de gains considérables, d’un contrôle inouï des populations, de la valorisation de certaines théories scientifiques ou médicales, sans parler des tribunes qu’il a offertes aux egos de tout poil.
Nombre d’évènements résultent selon moi davantage de « complicités objectives », comme aurait dit Marx, que d’intentions communes. La rencontre aléatoire d’éléments hétérogènes peut engendrer quelque chose d’inattendu, modifier l’équilibre des forces, voire entraîner de vrais basculements - tout en donnant l’impression qu’il y a à tout cela un orchestrateur qui en fait n’existe pas. Un exemple: toujours à cause du covid, les gens payent encore moins en liquide qu’auparavant, car les pièces et les billets qui passent de main en main sont un vecteur idéal pour un virus qui se déplace par portage. Ces nouveaux comportements vont dans le sens souhaité par certains acteurs de l’économie qui n’ont rien à voir avec la santé et la médecine. La numérisation totale de la monnaie permet un contrôle total des flux financiers. Peuvent y être favorables ceux qui voient davantage de tricheries fiscales chez les pauvres que chez les riches. Peut l’être également le ministère des finances qui ferait ainsi l’économie de la monnaie à frapper ou à imprimer et qui sait qu’il lui est plus facile de prendre un peu à beaucoup que beaucoup à quelques-uns. Peuvent y être favorables tous les affamés de ces data qui leur permettent de mieux nous connaître. L’accueilleraient sans déplaisir les banques qui récupèreraient ainsi des flux qui leur échappent encore et se débarrasseraient de la corvée coûteuse et fastidieuse de mettre à disposition les coupures de toute taille. Pourrait le vouloir aussi un Etat désireux de renforcer son contrôle. Mais supprimer la monnaie fiduciaire quand elle représente quinze pour cent des flux provoquerait un tollé. Grâce aux vagues épidémiques, l’usage des pièces et des billets est tombé si bas que bientôt l’inconvénient d’une telle mesure sera acceptable. Pour ceux en tout cas qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez.
Les transformations invisibles
Sont aussi à observer, si l’on veut essayer de discerner la force des choses et sa direction, ce que le philosophe et sinologue François Jullien appelle « les transformations silencieuses » (1). Ce sont des changements si lents, si subtils, qu’ils échappent à notre regard. Comme il l’écrit: « Grandir - nous ne voyons pas grandir: les arbres, les enfants. Seulement, un jour, quand on les revoit, on est surpris de ce que le tronc est devenu déjà si massif ou de ce que l’enfant désormais nous vient à l’épaule.» Je vous propose un exercice: regardez autour de vous et, avec la référence de votre mémoire, ouvrez vos sens. Qu’est-ce qui, insensiblement s’est transformé, autour de vous, au cours de ces dernières années ? N’hésitez pas à être d’abord au plus près de vos perceptions et à comparer à vos souvenirs les couleurs, les odeurs, les sons, les volumes… Quelle direction, quelles mutations possibles cela suggère-t-il ?
Quand il s’agit de faire évoluer des opinions qui, prises à froid, bloqueraient la réalisation de leurs desseins, les tacticiens savent induire un genre de transformations discrètes. La première chose pour y parvenir est de se donner le temps, donc de s’y prendre bien en amont. Ensuite, il convient de ne pas rechercher au début une décision formelle et de se contenter d’une succession de modestes « pourquoi pas ? », parfois même tacites. Le temps aidant, le simple fait qu’un sujet devienne familier allège les inquiétudes et crée en sa faveur une pente imperceptible.
Le cheval de Troie
Evoquer plus haut une chevauchée m’a fait penser au récit du cheval de Troie dans l’Odyssée. C’est une autre manière, pour un changement, d’être invité par ceux-là même qui n’en voudraient pas. Les crédules Troyens ont ouvert les portes de la cité à ce cheval apparu miraculeusement sur une plage alors que leurs ennemis avaient disparu. Ce faisant, ils ont introduit ceux-ci, qui étaient cachés à l’intérieur, dans la cité. Nombre d’engouements de notre époque me paraissent susceptibles d’être des chevaux de Troie. Je vous laisse y penser et si vous avez envie de partager vos hypothèses en commentaire, vous serez les bienvenus.
Les incohérences apparentes
Il y aurait bien d’autres choses à dire. Le sujet me passionne car il rejoint l’exercice mental de la prospective, cette « indiscipline intellectuelle » (3) qui donne son nom à mon blog, mais j’en terminerai par les incohérences apparentes. L’incohérence n’existe pas. La série « Dr House » par exemple, montre que l’incohérence des symptômes n’est que la manifestation d’un diagnostic mal posé. Même la folie a sa cohérence. L'incohérence que nous percevons ne peut être que la manifestation d’une cohérence située à un niveau qui nous échappe. Ne pas se poser de questions devant l'incohérence, ou lui trouver des réponses trop faciles, est dangereux. Qui peut savoir ce que la cohérence qui nous échappe est en train d’engendrer ?
(1) François Jullien, Les transformations silencieuses, Grasset, 2009.
(2) L’expression est de Michel Godet.
(Suite et fin au prochain épisode)
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