Faire sécession (VI)
17/05/2022
Il me semble qu’il y a trois grandes catégories de sécession: les sécessions radicales, les sécessions-enclaves et les sécessions furtives.
Sécessions radicales
Las d’être persécutés pour leurs options religieuses par le roi Jacques Ier et l’Eglise d’Angleterre, trente-cinq irréductibles décident de faire sécession. Il s’agit de rien de moins que quitter l’Angleterre pour des terres situées de l’autre côté du monde. Ce n’est pas qu’une fuite. C’est un désir de refondation. Ceux que l’on appellera les « Pilgrim Fathers » s’identifient au peuple hébreu en marche vers la Terre Promise. Le 16 septembre 1620, à Plymouth, le Mayflower met le cap sur le Nouveau Monde avec à son bord, au total, une centaine de migrants européens.
Comme sur tous les chemins rêvés dès lorsqu’ils croisent la réalité, l’inattendu et les épreuves seront au rendez-vous. D’abord, les migrants n’atterriront pas comme ils l’avaient projeté à Jamestown en Géorgie, où se trouvait déjà une colonie anglaise, mais à des centaines de kilomètres plus au nord, à Cap Cod. Puis, alors que le navire s’approche du lieu de leur débarquement, des disputes éclatent parmi les passagers à propos des règles qui devront régir la future colonie. Pour éviter que ces tensions ne dégénèrent, William Bradford, l’un des dissidents, propose à tous des règles de gouvernance que l’on appellera « le Pacte du Mayflower » et qui seront l’une des sources de la constitution des Etats-unis. Une communauté qui se veut durable a besoin de deux ressources: le lien et la loi, l’affectio societatis et le contrat social.
La vie est une maîtresse redoutable: elle donne les devoirs avant les leçons. La première année, du fait de grandes difficultés à produire leur subsistance et à se protéger de l’hiver, des colons mourront de faim, de froid et des maladies que causent ou aggravent les carences. La Providence leur fera faire la connaissance d’un Amérindien qui a appris l’anglais à l’occasion de sa captivité en Angleterre. Il a réussi à s’évader et à retrouver son pays. Il leur servira d’interprète auprès des tribus alentour et leur apprendra à cultiver le maïs, à chasser le castor, où pêcher du poisson, ce qui leur évitera de disparaître.
Si ces premières années furent rudes, on peut considérer que, d’un certain point de vue, la petite communauté des origines a réussi. Pour reprendre l’expression de la Genèse, « ils croîtront et se multiplieront ». Huit présidents des Etats-Unis ainsi qu’un certain nombre d’artistes descendent des « Pères Pèlerins ». Le Thanksgiving rappelle chaque année les trois jours d’action de grâce décrétés en 1621 pour remercier Dieu de la première récolte obtenue sur ce sol étranger. Plus que tout cela, peut-être, la culture américaine reste marquée par les Pères Fondateurs. Cependant, qu’en est-il de l’esprit, des idéaux des puritains du XVIIe siècle dans les Etats-unis d’aujourd’hui ? L’histoire est une éternelle transformation.
Il ne manque pas dans l’histoire de communautés ayant quitté leurs terres ancestrales afin de rester fidèles à quelque chose qu’elles jugent au dessus de tout, afin de pouvoir vivre pleinement leurs valeurs et leurs croyances. Tolstoï en son temps avait été fasciné par les pacifiques Doukhobors qui, comme les dissidents anglais et pour les mêmes raisons, durent choisir l’émigration. Il leur avait même reversé les droits d’auteur de son roman Résurrection et avait collecté des fonds afin de les aider à fuir les persécutions et à s'établir en Géorgie ou au Canada.
On peut faire deux remarques. La première: ces sécessions radicales sont le fait de groupes qui se réfèrent à quelque chose qui les transcende. Ils veulent avoir la liberté d’honorer leurs valeurs et leurs croyances et ne peuvent plus y parvenir dans leur pays. Nous avons là un début d'explication du rajout que fit Max-Neef de la spiritualité aux neufs besoins fondamentaux. Il s’agit de bien plus que d’injustices subies ou de revendications insatisfaites. Il s’agit de ne pas se renoncer. Il s’agit d’être pleinement ce que l’on a envie d’être. La deuxième remarque est que, dans le cas de ces dissidents, le projet d’une fuite est devenu celui de la construction (ou de la reconstruction) d’un monde commun. Or, la pulsion à fuir la France, dont le constat est à l’origine de cette série de chroniques, me semble rester au stade de l’individu ou de la famille. Si elle perdure, peut-être la recherche de solutions la fera-t-elle évoluer vers un projet élargi de "vivre ensemble ailleurs".
Sécessions-enclaves
Je viens d’évoquer deux exemples extrêmes. Peut-il exister d’autres formes de sécession, moins radicales ? Pour poser la question plus simplement : peut-on faire sécession sans s’expatrier ?
Cette question importe d’autant plus que si, à l’époque des Pilgrim Fathers ou des Doukhobors, il ne manquait pas de territoires où établir une communauté dissidente, il ne semble plus en être de même aujourd’hui, aussi loin que l’on soit prêt à aller. Sans parler des pays au régime traditionnellement autoritaire comme la Chine, la gestion des récentes épidémies, quasiment identique dans beaucoup de pays, a montré combien la planète est devenue une sorte d’agglomération où, d’un quartier à l’autre, les décisions publiques reflètent la prudence du conformisme. Cela résulte principalement du fait que les chefs d’état et responsables politiques d’aujourd’hui se fréquentent avec la même facilité que, jadis, les conseillers municipaux d’une bourgade de Lozère. Pour peu qu’ils aient les mêmes sources d’information et de conseil, voire la même idéologie, on se retrouvera partout avec des mesures comparables sans avoir à invoquer une quelconque conspiration. Si quelque chose peut ressembler à un complot, c’est plutôt le réseau d’innombrables influenceurs que des multinationales insatiables ont déployé dans tous les pays. Les variations nationales que connaissent ces mesures relèvent du tempérament des gouvernants, de la représentation qu’ils se font de leurs administrés et du comportement des contre-pouvoir qu’ils ont en face d’eux.
S’il est donc devenu difficile, du fait de la similitude des modes de vie et des décisions publiques, de trouver un territoire étranger où s’installer pour cultiver une liberté que l’on juge inaliénable, il reste la sécession « à domicile ». Tout dépend à la fois des causes et de l’enjeu de la dissidence, de la tolérance de l’environnement politique et social, de la ténacité et de la diplomatie des dissidents.
La ZAD de Notre-Dame des Landes, dont on sait comment elle a fini, pouvait s’apparenter à une sécession. Je viens de découvrir qu’en France, il y aurait des « villages patriotes »: des lieux où s’installent des Français qui veulent vivre hors de toute mixité ethnique ou culturelle*. On sait également que notre pays compte de nombreuses zones dites « de non-droit ». Ce sont là des formes de sécession. Dans certaines villes européennes, l’Islam radical, avançant pas à pas en grignotant une succession de petites exceptions à l'éthos national, espère obtenir un jour que les pouvoirs publics tolèrent l’application de la charia aux membres de sa communauté. La substitution d’une loi communautaire à la loi nationale du pays d’accueil consacrerait ainsi la sécession.
Dans toutes ces formes de sécession, on retrouve une communauté exerçant ou tentant d’exercer un contrôle sur un territoire qu’elle occupe, la création d’une enclave dont les occupants entendent échapper au modus vivendi, aux lois et aux institutions du pays. Le rapport à la légalité est variable comme l’est la tolérance des autorités: nulle, totale ou négociée.
Sécessions furtives
Qu’en est-il si la communauté est éparse et diffuse au sein de la société et n’occupe aucun territoire délimité ? Qu’en est-il si certaines de ses options n’ont pas la sympathie des pouvoirs publics, voire de la société, comme dans le cas des cent millions d’Européens qui refusent les injections expérimentales contre le covid ?
La sécession d’une communauté diffuse suppose a priori une culture de discrétion. Il s'agit d'éviter les vagues - et leur ressac politique. Cela rejoint la furtivité qu’évoque Alain Damasio à la faveur des entretiens qu'il a donnés à la sortie de son roman Les furtifs: « L'un des concepts qui structurent le livre, c'est la question de comment survivre à la société de trace, et comment rouvrir des poches de liberté dans une société de traçabilité aussi exhaustive que la nôtre ». Le cadre de l’histoire est une France proche de la nôtre (2040), proche de ce qu’elle devient, où les humains, où qu’ils soient, baignent dans la « réalité augmentée ». Ils sont « tracés » en permanence de manière à recevoir sans discontinuité les offres des lieux où ils se trouvent. A ceci près que les lieux qui leur sont accessibles, fussent-ils publics, dépendent du niveau de leur abonnement à un service global. C’est qu’ils ne sont plus publics qu’en apparence, investis qu’ils ont été par les capitaux privés sous prétexte de les protéger, entretenir, embellir, moderniser, rendre plus performants, etc. Il faut donc aussi éliminer la resquille. Tracé et traqué sont ainsi les deux côtés de la même porte. Pour Damasio « dans la situation actuelle, la furtivité devient un enjeu massif »**.
Le concept de Damasio est séduisant, sa mise en oeuvre reste à imaginer. C'est, sans nul doute, un chantier à ouvrir.
Questions
La sécession « à domicile » ouvre plusieurs séries d’interrogations:
- Nous avons vu qu’en tant que marginal on ne peut survivre seul dans ce monde. Qu’est-ce qui peut relier solidement les partisans d’une dissidence dispersés au sein de la population ? Sont-ils plutôt en réaction ou plutôt en projet ? Dans quelles proportions de l’un et de l’autre ? Comment et de quoi peuvent-ils devenir créateurs ensemble ?
- Qu’y a-t-il, au coeur de leur volonté, d’irréductible ? Le degré de cette irréductibilité définira l’ampleur d’une coopération et d’une coexistence possibles avec l’environnement dont ils veulent se détacher sans pouvoir s’en extraire.
- Conséquemment, quel degré d’autarcie rechercheront-ils ? Quelle organisation leur permettra-t-elle de l’atteindre ? Devront-ils aller jusqu’à se regrouper sur un territoire ? Jusqu’où, éventuellement, devront-ils accepter la « sobriété » des réponses à leurs besoins ?
- Dans quelle mesure respecter cette irréductibilité expose-t-il à l’illégalité ? Dans quelle mesure ceux qui ont pouvoir sur le territoire y tolèreront-ils ces « Gaulois réfractaires » qu’ils pourront considérer comme un défi qui leur est jeté ? Quel prix leur feront-ils payer ? Chercheront-ils à les éliminer comme on le fit des Cathares au Moyen-Âge ?
* https://www.marianne.net/societe/laicite-et-religions/vil...
** https://korii.slate.fr/et-caetera/alain-damasio-les-furti...
4 commentaires
Si on prend la communauté cathare qui, poursuivie depuis les Balkans jusque dans le sud de la France pour y subir les lois de l'inquisition ou bien encore les communautés issues des anciens bagnards à Cayenne ou en Nouvelle Calédonie, peut-on dire que leur sécession "obligée" est une quatrième catégorie de sécession? Non volontaires ces sécessionistes, ont été éjectés de leur communauté d'origine, ils ont donc été obligés à l'organisation de collectifs. Les Cathares ont disparu, mais aujourd'hui, en NC les descendants de ces bagnards, tout comme les descendants des colons portent le nom de "Caldoches". Est-il envisageable qu'une sécession "obligée", de non injectés par exemple amènent la formation et à la structuration d'un groupe qui aura à terme sa propre culture, ses lois, ses dogmes etc. sur un territoire qui aura été attribué pour sa difficulté à y vivre? Cette société issue d'un agglomérat d'individus qui n'ont qu'un seul point commun au départ: la mise à l'écart.
Je tiens à vous remercier pour votre blog qui m'accompagne ainsi dans mes propres pensées.
Il fallait que je vous le dise pour que vous n'ayez pas l'impression de jeter une bouteille à la mer..........Bien que les bouteilles à la mer, un jour, sur le sable sont recueillies. Donc, MERCI d'une lectrice fidèle.
Oh! Voilà une bouteille à la mer arrivée sur la plage solitaire de l’Indiscipliné! Merci Gracia, je suis très touché!
Gilbert, merci de ce complément. Au XIXe siècle, on envoyait aussi les "Rouges" dans l'Algérie récemment conquise. Un gouvernement contemporain aurait-il la "générosité" de concéder un territoire, même aride, aux non-vax déterminés à résister ? En Europe, cela représenterait entre 100 et 150 millions de personnes...
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