Apprentissage
30/06/2024
(Cette chronique peut être lue comme une illustration de la précédente)
- Eh! les gars, le Zodiac vient vers nous. On a dû faire une bêtise !
Nous sommes une douzaine de stagiaires répartis dans trois voiliers, des dériveurs de type J/80. A bord du nôtre, nous sommes quatre à batailler tant bien que mal pour faire dans la belle baie des Sables d’Olonne notre premier virage de bord. Le moniteur, équipé d’un Zodiac, va d’un bateau à l’autre donner les consignes, rappeler les principes, parfois redresser le situations.
Il y a deux mois, j’ai enfin décidé de dépasser la métaphore qui donne son titre à ce blog. Je me suis inscrit à un stage de voile afin de pouvoir mettre, littéralement et non littérairement, le cap au large! Il s’en allait temps qu’à mon âge je sorte d’une allégorie que j’utilise couramment pour vivre concrètement la situation à laquelle elle se réfère. Le stage a commencé lundi dernier. Donc, pendant une semaine, avec une petite équipe de copains façon Jules Romain ou Georges Brassens, j’ai appris avec plus ou moins de facilité à sortir le bateau du port et à l’y rentrer, à hisser les voiles, dérouler le foc - pardon: le génois! -, tenir la barre, virer de bord, doser la gite, faire un noeud de chaise, etc.
Nous plaisantons en voyant le Zodiac s’approcher, mais en même temps cette exclamation signifie que, malgré nos âges, nous avons retrouvé la vieille sensation d’inquiétude qui nous piquotait la nuque quand le « maître » passait dans les rangs afin de voir comment nous avancions sur le problème d’arithmétique qu’il nous avait donné à résoudre. Bien que T., notre moniteur, n’ait rien d’un instituteur de la IVème République et que plus d’un demi-siècle nous sépare de ces souvenirs scolaires, c’est le même réflexe conditionné qui resurgit. Combien nous aura-t-il marqué !
L’expérience d’un stage de voile recèle au moins quatre types d’apprentissage, qui sont autant de domaines d’exploration de soi. Il y a à acquérir des éléments d’ordre intellectuel: le vocabulaire maritime, aussi riche que précis, des phénomènes physiques à comprendre (les interactions entre vent, voile, mer, coque et quille pour résumer), les différentes parties du bateau et leur façon de contribuer aux manoeuvres, etc. Il y a ensuite le vécu à bord, avec des moments personnels d’affolement (« C’est quoi la « dalmatienne » qu’on me demande de tirer ? »), et, malgré notre bon naturel, aussi des phases de tension collective. « - Je t’avais dit qu’il fallait pousser la barre au lieu de la tirer vers toi! - Mais non, il ne fallait pas la pousser! Et d’abord, toi, tu n’étais pas à ta place! Et arrête de me crier dessus: ça me perturbe et ce n’est plus du plaisir pour moi! »
Quatrième domaine d’apprentissage et d’exploration de soi: ce qui est d’ordre sensori-moteur. Marchez sur un pont qui n’arrête pas de bouger et vous comprendrez vite à quoi je fais allusion. J’ai découvert quant à moi que, si mon sens de l’équilibre est suffisant pour marcher et faire du vélo, en revanche il n’est pas assez développé pour que j’aie le pied marin. J’espère que cela viendra avec l’accoutumance. En tout cas, si vous avez tendance à vous mettre dans tous vos états quand on vous parle du chat de Schrödinger qui n’est ni mort ni vivant tant qu’on n’ouvre pas la boîte, ou du Covid qui serait une arnaque politico-médicale mondiale, vous relativiserez vos émois quand vous aurez expérimenté quelques sensations inhabituelles, comme d’être assis dans un bateau qui penche - qui gite! - au point que vous sentez la mer vous lécher le short.
Une fois encore je ferai référence ici à Matthew B. Crawford, ce philosophe et bikeraméricain qui dénonce la perte croissante que subit notre espèce du contact réel avec le monde physique. Les sensations en mer m’ont rappelé ce qu’il décrit quand il parle de la conduite d’une motocyclette qui s’incline dans les virages et renvoie le message du sol. D’ailleurs, ajoutant si je puis dire de l’eau à ce moulin, notre moniteur nous a rapporté que, si on glisse un coussin sous les fesses d’un skipper expérimenté tandis qu’il barre, il ne sent plus son bateau et la performance de son pilotage diminue. Si l’on veut bien l’entendre, notre fondement devient ainsi un organe de perception. C’est la dimension kinesthésique de l’expérience. T. nous a demandé de barrer un moment les yeux fermés - sous réserve évidemment que les autres membres de l’équipage gardent les leurs ouverts. Nous sommes encore trop jeunes dans la pratique pour interpréter ce que notre corps ressent, mais il est indéniable qu'il reçoit plus d'informations pertinentes que nos yeux. J’imagine qu’un cavalier pourrait dire des choses semblables.
Mais revenons au début du début de l’histoire. Que suis-je allé faire dans cette galère sans rames ? La vérité est que je suis né timide, que je rêvais à beaucoup de choses que je ne faisais finalement pas, et que, m’en rendant compte, j’ai multiplié les stratégies pour que ma vie n’en soit pas excessivement appauvrie. « Qui désire et n’agit point engendre pestilence » a écrit, je crois, le poète anglais William Blake. Alors, pour donner un exemple, c’est comme cela, en voulant reculer les frontières que la peur voulait me poser, que je me suis retrouvé à prendre la parole en public - au point que cela fit partie un jour de mon activité professionnelle. Ce stage de voile était ainsi une expérience supplémentaire pour accéder à davantage de liberté, pour agrandir le territoire de mes « possibles ». Il n’y a pas de plus grand ennemi de la liberté que la peur. Bien que fasciné depuis mon adolescence par la navigation à voile - effet de quelques romans et films d’aventure - puis sous le charme durable d’une croisière de quelques heures en goélette il y a une trentaine d’années, je n’étais jamais allé plus loin dans mon expérience de la mer. A soixante-seize ans, je me suis dit qu’il était temps de sortir des songeries. Comme le dit le Chat de Geluck: « Il faut faire tant qu’on est vivant ce que l’on ne pourra pas faire après ». Je me suis donc inscrit en me disant que soit ce serait une nouvelle ouverture, soit l’occasion d’exorciser un vain rêve.
La peur est l’ennemie de nos potentialités. Elle est plus ou moins sournoise et s’exprime sous différents modes. Elle peut agir en amont sous la forme de l’appréhension qui nous décourage de nous engager dans certaines expériences. Il faut lui reconnaître le mérite de vouloir nous protéger des dangers qu’elle anticipe. Les Approches narratives m’ont appris qu’à la refouler on en fait une saboteuse, et qu’il vaut mieux l’accepter, l’entendre clairement et la remercier. C’est ce que l’on appelle « honorer les résistances ». En outre, comme la peur recèle de l'énergie, c’est une manière de réunifier nos forces. Dans The Mythic Path, deux psychothérapeutes américains, David Feinstein et Stanley Krippner, racontent le cas d'une de leurs patientes qui était divisée par deux tendances contradictoires: elle avait en elle un moi aventurier et un moi craintif. De ces deux tendances elle a fait deux personnages qu'elle a amenés à dialoguer pacifiquement jusqu'à trouver un accord.
La première souffrance dont la peur veut nous protéger est l’humiliation. Mais, ce faisant, elle va empoisonner la dynamique de l’apprenance. Car il n’y a pas de plus grand risque d’être humilié que dans une situation d’apprentissage. A cause des choses qu’on ne comprendra pas et que d’autres comprendront plus vite. A cause des erreurs que l’on va faire tandis que d’autres ne les commettront pas. A cause de la moquerie hélas! si fréquente dans nos comportements. Alors, souvenons-nous qu’un enfant tombe en moyenne cinq mille fois avant de savoir marcher: heureusement, l’élan de conquête de la station debout est puissant, sinon nous marcherions tous à quatre pattes. Reste que la peur de l’humiliation est peut-être celle qui appauvrit le plus nos existences. Elle est présente à tout âge. Elle pourrait être plus puissante que la peur de risquer sa vie: je me suis construit à grands frais un statut social, une persona pour reprendre le langage de Jung, si celle-ci vole en éclat, je me retrouverai nu devant les autres.
Il peut y avoir aussi une peur physique éventuellement disproportionnée. Celle-là ne surgit guère quand on apprend à jouer aux échecs ou à la pétanque, mais montez pour la première fois sur un dériveur et éprouvez combien il est plus difficile de rester debout que vous ne l’imaginiez! Découvrez que gîter à 45 degrés n’est pas une allure exceptionnelle, une nécessité de compétition, un mauvais moment à passer, mais une allure normale qui permet tout simplement de tirer le meilleur parti des éléments. Peut alors se présenter à votre esprit le risque de vous retrouver à l’eau. D’un seul coup, la mer autour du bateau vous semblera plus vaste, plus déserte, plus profonde et plus froide! Le fait d’avoir un gilet de sauvetage et de savoir qu’on ne vous abandonnera pas ne suffira pas à vous rassurer. Seule l’habitude pourra le faire: cela signifie que, pour la désamorcer, il faudra fréquenter cette peur jusqu’à ce qu’elle se dissolve dans la banalité.
Il y a des stratégies pour ne pas laisser la peur stériliser votre vie. Si l’enfant ne renonce pas à la station debout, malgré cinq mille chutes, c’est qu’il est entouré de gens qui sont debout et qui, aussi, l’encouragent avec la certitude qu’il y parviendra. Les Approches Narratives proposent un concept que je trouve singulièrement pertinent: celui du « club de vie ». Pour faire court, il s’agit de nous entourer de personnes pour qui nous avancerons naturellement vers ce que nous avons envie de faire, vers celui ou celle que nous avons envie d’être. Des gens comme Michel qui, un jour, m’a dit: « Et si on s’inscrivait ensemble au stage de voile ? » - Merci à toi, l’ami !
« La peur est une réaction. Le courage est une décision. »
Winston Churchill
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