Gare au gorille*
10/01/2008
Juin 2007. Ile de Ré. Un séminaire sur les fondamentaux de la rentabilité. En vertu du programme que j’ai composé, nous avons commencé par une brillante intervention de Maurice Obadia** sur l’économie relationnelle, face cachée de l’économie matérielle. Nous avons partagé le témoignage d’Alexandre de Carvalho sur la capacité d’un dirigeant à imaginer le business model qui lui permette d’être en harmonie avec sa motivation essentielle. Nous avons effectué, sous la houlette d’Anne Vermès***, une visite savante de La Rochelle : comment une ville privée de tout a-t-elle réussi cependant, au cours de son histoire, à créer de la valeur pour elle en en créant pour les autres ? Et, ce matin, grâce à l’incisif Christian Cauvin, nous avons traqué quelques contre-vérités financières … Bref, tout baigne. On s’est raisonnablement fait titiller les neurones, les valises sont pleines et les têtes aussi. Il est 14 heures : dans deux plombes on se séparera jusqu’à la prochaine fois.
Comme prévu dans mon scénario, Frédéric Le Bihan**** prend les commandes. C’est le moment redouté par tous les formateurs, celui de la mollesse postprandiale qui peut, chez les plus âgés, conduire à la sieste. « Nous allons faire un exercice qui demande un peu de concentration » annonce mon animateur. « Je vais vous projeter un film. Ce sera très court. Vous y verrez deux petites équipes qui jouent avec un ballon. L’une porte des T-shirts noirs, l’autre des T-shirts blancs. Vous ne vous intéresserez qu’à l’équipe des T-shirts blancs. Vous compterez le nombre de passes que se feront entre eux les joueurs en T-shirt blanc. Mais, attention, vous ne compterez que les passes avec rebond! »
Une vingtaine de secondes plus tard, on collecte les réponses. Belle cacophonie. «Deux! Quatre! Non, aucune! Moi, je dis une!»
«OK. Avez-vous remarqué quelque chose de particulier ?»
Silence… « Ben… non » Comme on est de vieux briscards, Frédéric et moi, on joue avec le silence. Alors, timidement, l’un des participants lève la main : « J’ai vu – enfin, j’ai cru voir – comme… un masque de singe… »
Hilarité générale. «T’as encore fumé la moquette ? Faut arrêter le beaujolpif!»
Capitulation de l’imprudent : « J’ai dit que j’avais cru voir. Je me suis peut-être trompé! »
On repasse le film avec pour consigne de simplement regarder, sans plus s’intéresser au nombre de passes. A un moment, un personnage déguisé en gorille entre par le côté droit, s’arrête au milieu des joueurs, fait risette aux spectateurs, puis ressort posément de l’écran par la gauche. Rires et protestations. «C’est truqué ! Ce n’est pas le même film ! Ce n’est pas possible!»
Eh ! bien si, c’est le même film ! Heureusement, ils me connaissent et ils finissent par me croire. On peut décrypter…
Vous êtes réunis en comité de direction. Premièrement, vous avez regardé la même scène et, pour autant, vous n’avez pas relevé le même nombre de passes. Deuxièmement, il y en a un qui a vu quelque chose qui lui semble digne d’être signalé. Il est le seul. Il rassemble son courage et le dit. Vous avez vu comment vous l’avez traité ? Vous avez vu le résultat: comment il a battu en retraite au point de douter lui-même de ce qu’il avait vu ? Et maintenant, comment expliquez-vous que vous ne l’ayez pas vu le gorille ? Ben, c’est simple, on vous a dit de vous concentrer sur ce qui se compte – ce pourrait être la fameuse bottom line - et vous avez évacué tout le reste !
* J’emprunte ce titre, on l’aura reconnu, à Georges Brassens.
** Auteur notamment de Pour une économie de l'humain, éditions Le Village mondial. Voir son interview pour ce blog dans les archives de décembre 2007.
*** Fondatrice et dirigeante de Traits d'union Entreprises - Patrimoine: http://www.traitsdunions.fr/
**** Fondateur et dirigeant de l’Ecole française d’Heuristique: http://www.efh.fr/
11 commentaires
F A B U L E U X !!!
Paul Watzlawick disait que l'on ne voit que ce qui nous "pré-occupe" et cette histoire en est une parfaite illustration et je ne manquerai pas, avec ta permission, de te citer largement... Jusque là; je disait que quand ma tendre et douce a été enceinte de notre premier enfant, la ville d'Issy les Moulineaux s'est remplie de femmes enceintes et de landaus... Avant ? Il n'y en avait pas... Je le jure !
Heu... merci Thierry... encore une fois...
Tu as ma permission, mon cher Jean-Marc, d'autant que, des gorilles invisibles, j'en ai débusqué quelques-uns dont je parlerai prochainement.
Oui trés intéressant..........j'en déduits qu'il faut être aware.....c'est à dire conscient de tout ce qui nous passe sous les yeux. Bonne soirée. A+Isabelle.
Je crois qu'il faut surtout être aux aguets de ce qui peut à notre insu limiter nos perceptions et notre champ de conscience. Quand le regard et les gestes de l'illusionniste nous suggèrent une certaine direction, c'est que cela se passe ailleurs... Dès qu'il y a focalisation, il y a risque de manipulation...
J'en discutais de ton article hier soir avec ma collègue et alter ego au pôle d'accompagnement professionnel que nous animons au CG de l'Essonne et nous venions à trois conclusions : si je n'ai pas de "commande de lecture", soit de grille, je ne vois rien. Si j'ai dans ma compétence limitée une commande de lecture serrée, je ne voie que ça. Si j'ai un panel large, une méthodologie de l'observation comme l'ont les professionnels de l'observation et de l'écoute, alors, fort d'une disponibilité sereine de son habitude, j'attrape une palanquée de symptômes qui me font sens. N'empêche qu'il y aura toujours le gorille qui n'est pas dans ma grille de lecture, dans ma cosmogonie. Par exemple, dans notre conception d'un humain bipolaire corps/esprit et une culture de la science, je ne voie pas par exemple les phénomènes psychosomatiques malgré un référentiel large... Il y a toujours quelque chose qui m’échappe… Comment avoir la disponibilité de voir ce qui ne m’occupe pas ? Peut être que structurellement c’est là un fantasme…
Je pense que le monde ne peut se dévoiler qu'en se voilant. Parce que, dans la condition humaine ordinaire, la carte dont nous avons besoin ne peut être que plus pauvre que le territoire qu'elle nous permet d'embrasser. Aussi, when all is said, la première chose pour moi est de ne pas attraper la représentation de quelqu'un d'autre en croyant que c'est la réalité. Et je parle de la représentation qu'il se fait du monde mais aussi de moi. Sinon, c'est la mort de ma liberté et la fin de l'espoir. Je pense au livre d'Edgar Morin "Pour en finir avec le XXème siècle" qui traite de la bulle cognitive dans laquelle le régime communiste avait enfermé les gens d'Europe de l'Est. Mais c'est aussi vrai du nazisme, de l'Eglise des croisades, de la représentation que l'américain moyen se fait du monde (le bien et le mal, les bons et les méchants, etc.). Et c'est vrai aussi des bons petits soldats, les "corporate citizens" des entreprises mondiales pour qui les indicateurs financiers sont plus importants que la destruction d'une communauté. Je ne dis pas que ce sont des salauds: je dis qu'ils sont dans une bulle cognitive qui les déshumanise. Voilà l'enjeu: l'humanisation de l'humain.
Si je "traduit" cet extrait de la philosophie Taoiste, on voit principalement ce qu'on désire...voir.
Free from desire, you realize the mystery.
Caught in desire, you see only the manifestations
http://www.taichitodao.cn/Philosophical%20Taoism.htm
Philosophical Taoism Extrait
-The Dao Bible
Tao Te Ching in English
Tao Te Ching
Written by Lao-Zi
From a translation by S. Mitchell
Etrangement, à la lecture de ce texte traduit du chinois, je retrouve nombre de tes préocupation. Merci Thierry.
Damned! On m'a reconnu! Je dois avouer que certain(e)s m'ont déjà surnommé "le mandarin"!
Je me concentre sur le nombre de passes : mon compte de passes est le bon, mais je ne vois pas le gorille.
Je fais attention à tout : je vois bien le gorille, mais je suis incapable de trouver le nombre de passes.
Faire attention tout en étant concentré : voilà le challenge !
D'accord avec ce dernier point : la disponibilité totale est sans doute un idéal intellectuel (ou un fantasme poétique) mais, sans la concentration - si difficile -, que nous permet-elle de réaliser ? La portée de notre regard sur le monde, si nous ne tentons pas de faire quelque chose ?
Quant à l'Américain moyen, laissez-le donc où il est (le Français fera, j'en suis sûr, très bien l'affaire, c'est l'intérêt des moyennes ; ce n'est pas comme le Chinois par exemple, ou l'Aztèque). C'est bien la peine de chercher à ouvrir le spectre des perceptions pour retomber dans les clichés les plus convenus de l'époque.
Idem pour les "corporate citizens" - moyens aussi, je présume ? (à moins qu'implicitement ici le niveau de rémunération hausse le statut ?). Cherchant à éveiller, évitez donc de prendre les gens pour des imbéciles, ce serait dommage.
Après tout, il semble qu'il y ait un peu de place et d'appétit ici pour réfléchir librement sans trop de complaisance, non ?
La référence caricaturale présente toujours un risque! L'expression "good corporate citizen" je l'ai empruntée à Alexandre de Carvalho qui en fut un et qui raconte comment, à partager une vision du monde secrétée par son école d'abord puis par la multinationale où il réussissait, il en était venu à ne plus avoir de distance avec cette représentation et à faire des choses qui ne lui convenaient pas. Comme Mme Michu, le good corporate citizen ou le "bon petit soldat" renvoie à un caractère (au sens du théâtre, exemple: l'Harpagon de Molière) ou à une typologie de comportement. Ce qui m'intéresse c'est le mécanisme... Car chacun d'entre nous a sûrement plus ou moins de "Mère Michu" en lui. L'important, c'est la lucidité... sur soi-même!
Les commentaires sont fermés.