Du roman comme prospective
12/01/2008
Au cours de ces dernières années, j’ai trouvé sous la plume des romanciers bien des textes singulièrement éclairants sur l’évolution possible de notre monde. Plus éclairants même, j’ose le dire, que ceux issus des laboratoires de prospective. Jean-Michel Truong, par exemple, n’a pas son pareil pour mettre en évidence les chemins sur lesquels notre façon de nous représenter le monde – avec ses paradigmes sous-jacents - nous emmène. Même si ce n’est pas le propos essentiel du récit, Le Successeur de pierre rejoint ainsi en la scénarisant la thèse d’un économiste comme Jacques Généreux* : l’individualisme extrême engendré par le dogme libéral et qui fait que les solidarités se dissolvent et que chacun d’entre nous devient une entreprise en concurrence permanente au sein d’un marché d’une impitoyable perfection. Dans Eternity Express, la même démarche jette une lumière crue sur un sujet bien actuel: on y voit appliqués dans leur banale rationalité les grands principes actuels de management – notamment celui de la délocalisation – afin d’améliorer le sort d’un troisième âge occidental à la fois pléthorique et de moins en moins argenté.
Bien des choses dans ce genre de littérature peuvent nous sembler outrancières. D’où la tentation de ne pas le prendre au sérieux. C’est oublier que la principale difficulté de la prospective est de penser l’extraordinaire. Autrement dit, d’accepter que l’outrance fait partie de l’Histoire. Même dans la recherche des ruptures, qui est la quête du Graal des prospectivistes, la rationalité maintient un insidieux empire. Elle s’oppose notamment à ce qu’on envisage la possibilité que les hommes accomplissent ou induisent des choses déraisonnablement monstrueuses. A-t-on eu le soupçon, lors de l’inauguration de l’Exposition universelle de 1889 – celle de la Tour Eiffel - que la barbarie de la Première Guerre mondiale attendait les enfants qui naissaient en ces années-là ? Ne nous a-t-il pas fallu, quelques décennies plus tard, le retour des survivants afin que nous admettions la réalité des camps de concentration ? L’Histoire s’est-elle montrée « réaliste » ?
La supériorité d’un romancier par rapport à un prospectiviste professionnel, c’est qu’il ne se sent pas tenu d’être « réaliste ». Il n’est pas astreint à l’obligation de réserve – en général issue de la pensée unique de l’époque ou d’un milieu. Il ne connaît pas non plus le déni qui fait détourner les yeux de l’horreur possible. Il peut se permettre d’aller jusqu’au bout de la logique qui se dégage du creuset où les ingrédients de son récit se combinent. Il se lâche. Du coup, il peut accéder à des hypothèses exorbitantes.
En 1898, un écrivain américain, Morgan Robertson, décrit avec une grande exactitude le naufrage du Titanic. Or celui-ci n’aura lieu qu’en 1912, quatorze ans plus tard. Au-delà de l’explication par la précognition, des études ont montré un possible « effet de contexte » : le tonnage du navire, sa structure, l’éthos qu’il symbolisait, les voies de navigation, tout cela le romancier a pu le puiser dans l’air du temps. Reste que Robertson a eu le génie d’assembler tous ces éléments et le culot d’aller jusqu’au naufrage, alors que le commandant du Titanic ne s’est rendu à l’évidence qu’après avoir percuté l’iceberg.
Alors, maintenant, quand je lis un livre comme Les chemins de Damas, de Pierre Bordage, je ne me hâte pas d’en rire…
* La dissociété, Le Seuil.
4 commentaires
Thierry, votre article me suggère une réflexion : sachant que les hommes continuent à générer ou à induire des choses déraisonnablement monstrueuses, est-ce que la prospective ne devrait pas toujours commencer par les hypothèses exhorbitantes ?
En plus d'avoir le mérite peut-être, de l'aider à être plus proche de certaines réalités, ces hypothèses exorbitantes pourrait être soumises à un comité qui pourrait suivant un "principe de précaution" alerter l'opinion en cas de plusieurs indices clés avertisseur d'une mise en place des scénarios catastrophes?
Oui, Sylvie! D'ores et déjà, la littérature et le cinéma sont pleins d'avertissements, sous une forme directe ou indirecte: Bienvenue à Gattaca annonce les assurances à deux vitesses, selon qu'on a un génome corrigé ou pas, The Island montre une conséquence logique du trafic d'organes, ou plutôt où peut mener le sentiment que si on a l'argent et la technologie tout est permis pour rester en vie, L'ange de l'abîme et Les chemins de Damas décrivent le scénario d'une Europe qui s'est laissée entraîner dans un monde de nouveau bipolaire (ne cherchez pas le montreur de marionnettes), The Village dénonce la cécité qui résulte d'une gouvernement par la peur et le storytelling (pour la bonne cause!), etc.
C'était aussi l'intuition profonde de Freud (dans Malaise dans la civilisation, je crois) : l'art va parfois plus loin que la science, en partie du fait de la raison que vous avancez (il n'est pas tenu par le réalisme et, in fine, un comité éditorial n'est pas un conseil d'administration).
Généreux est un bon pédagogue ; les thèses qu'il développe à Sciences-Po de la rationalité économique appliquée à la politique, d'ailleurs inspirées de l'école du "public choice", représentent une ouverture intellectuelle intéressante.
Meilleur pédagogue qu'analyste ? C'est possible. Pour l'anecdote, l'homme, qui paraissait d'esprit très ludique il y a une quinzaine d'années, donne aujourd'hui l'impression, comment dire ? d'être presque hanté. Sans doute par une vision qui, de jeu qu'elle était sur les concepts, tourne au tragique. Etrange impression.
Du côté de la prospective, j'ai tenté de mon côté de faire la synthèse de la "Brève histoire de l'avenir" d'Attali (ça nous change un peu des prospectives du Quai d'Orsay), en complément des pistes que vous suggérez.
Le livre d'Attali est très stimulant, en partie pour moi à cause de la profondeur de champ et pour le concept que je trouve génial du "centre de gravité" qui se déplace. Il explicite des logiques de l'Histoire que je "sens" bien. J'ai quand même eu du mal à dépasser le milieu du livre... J'avoue que votre synthèse me donne envie...
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