Godillots (3)
14/07/2011
Il n’y aurait pas de godillots si notre espèce n’avait une propension naturelle à l’obéissance. Cette propension a de multiples origines. La psychologie, la psychanalyse, la sociologie et la neurologie ont chacune un morceau du puzzle.
Dans le film de Bergman, Cris et chuchotements, l’une des héroïnes prend soudain conscience que, toute sa vie, elle s’est soumise à la servitude de faire plaisir aux autres. C’est un effet de l’éducation, dira-t-on, mais un effet qui ne se produirait pas si nous n’avions en nous le désir d’être aimé et, surtout, la crainte de ne pas l’être. L’expérience de la pénurie peut laisser une soif inextinguible de ce qui nous a manqué. Nos blessures archaïques nous incitent, pour les guérir – mais c’est une solution illusoire, une vis sans fin - à produire les comportements censés nous concilier les bonnes grâces de l’autre. Dans cette configuration psychique, dire non, par exemple, est une prouesse. Nous devrions davantage veiller que nos enfants perçoivent notre amour comme inconditionnel. C’est le meilleur héritage que nous pouvons leur laisser : il les rend libres.
La psychanalyse nous parle aussi de la recherche du « père surpuissant », héritage biaisé du père admiré de notre petite enfance, recherche qui va se traduire par la dépendance aux gens qui incarnent le pouvoir. Le supérieur hiérarchique, le patron, le porteur d’uniforme, le guru, nous attireront comme la lumière les papillons de nuit. Ses faveurs nous combleront, ses silences nous plongeront dans l’angoisse. Nous ne cesserons de penser à lui, à la manière dont nous pouvons nous faire reconnaître de lui, obtenir un mot de lui, un regard de lui. Nous préfèrerons même une critique à une absence d’attention et, si le maître est naturellement sévère, le moindre semblant de sympathie au milieu d’un océan de rudesse nous remplira d’amour pour lui et viendra renforcer notre addiction.
Du côté des neurosciences, on a récemment découvert, chez les primates, des neurones dits « miroirs » qui sont en relation avec les comportements sociaux. La preuve de leur présence dans le cerveau humain a été administrée en 2010. Ces neurones sont la source de l’empathie, de l’apprentissage par imitation et du mimétisme. On peut imaginer qu’ils jouent un rôle dans notre besoin de conformité – par l’apparence, le vêtement, le langage, l’accent, les idées mêmes… - aux groupes auxquels nous appartenons. En extrapolant, peut-être peut-on aussi leur attribuer un rôle dans les phénomènes collectifs qui, parfois, nous embarquent, pour le bien ou pour le mal et, en tout cas, se substituent à notre délibération intime.
L’expérience des cinq singes et du régime de bananes, que j’ai peut-être déjà évoquée ici, constitue, vraie ou fausse, une bonne parabole de l’apprentissage de la servilité par la transmission culturelle. Mettez cinq chimpanzés dans une cage, affamez-les modérément, puis, par une trappe du plafond, faites descendre le régime de bananes. Le singe le plus vif va se précipiter. Mais, lorsqu’il met la main sur les bananes, arrosez tout le monde d’une douche glacée. Une fois ancré le réflexe « toucher la banane = douche glacée », les singes vont faire la police eux-mêmes : ils tomberont à bras raccourcis sur le premier qui s’approchera du régime! Ce n’est pas tout. Le meilleur reste même à venir. Remplacez l’un des singes par un petit nouveau qui n’a pas été déniaisé. Evidemment, quand les bananes vont apparaître, il va se précipiter. Les autres, tout aussi évidemment, vont lui tomber aussitôt dessus et, à la deuxième ou à la troisième raclée, sans jamais avoir subi la douche glacée, il comprendra que les bananes sont taboues. Progressivement, remplacez ainsi les singes, jusqu’à en avoir cinq qui n’ont jamais reçu la douche glacée : ils administreront cependant une raclée à celui qui prétendrait toucher les bananes...
Dans Le principe de Lucifer, Howard Bloom a montré que, pour qu’une société tienne, il lui faut un « moteur de conformité », un minimum de réflexes, de comportements et de croyances partagés qui se transmettent. D’où des dispositifs analogues au régime de bananes et à la douche glacée de nos chimpanzés : par exemple, une femme de chambre et un code pénal. Mais Bloom a aussi démontré que, sans un moteur de divergence, les sociétés se fossilisent. Si quelque chose change dans leur environnement, elles ne sauront que prendre dans l’arsenal des solutions conformes, adaptées au passé, et, jusqu’à l’effondrement, feront toujours plus de la même chose en obtenant toujours plus du même résultat.
Paul Valéry disait que, si le regard pouvait tuer ou enfanter, les rues seraient pleines de cadavres et de femmes enceintes. Nous avons des propensions naturelles qui, fautes d’être policées, rendraient la vie insupportables. On apprend donc à résister aux pulsions sexuelles et meurtrières. Le code pénal est le reflet de ces règles. Il est un domaine, cependant, où les mœurs et la législation, même si elles peuvent se vouloir protectrices, sont défaillantes : la propension à la servilité. D’évidence, c’est bien moins un problème pour l’ordre social et pour ceux qui en ont la garde que les débordements que j’ai évoqués. C’est même une propension qui va dans le sens de l’ordre. Mais c’est aussi une dérive qui amène la démocratie, par la mollesse à exercer la citoyenneté, à se désintégrer. A l’instar de nos pulsions sexuelles et agressives, la pulsion de soumission devrait être éduquée.
Les éditions Hermann viennent de publier une sélection de chroniques de ce blog sous le titre Les ombres de la caverne : http://www.editions-hermann.fr/ficheproduit.php?lang=fr&a...
2 commentaires
Petite proposition :
Arrêtez les bananes ! Mangez du singe !
Merci pour cet article très intéressant!
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