Nation virtuelle
15/07/2011
Lors d’un dîner d’anniversaire de mon excellent ami Alain Wang, je me souviens qu’un convive évoqua les « nations virtuelles ». C’était la première fois que j’en entendais parler et je dois dire que, bien qu’il m’eût fasciné, c’est un sujet qui est revenu rarement à mes oreilles. C’était en 2001. En 2002, j’ai lu un article dont les auteurs, Mike Dillard et Janet Hennard, expliquaient que la passion pour l’argent, la religion ou la politique pourraient conduire certaines communautés d’intérêt à s’organiser en nations virtuelles, avec des institutions, des leaders, des lois, un régime fiscal et un statut de citoyen. Les questions en suspends étaient celles de la reconnaissance de ces nations par les autres et par les institutions internationales. C’est la dernière fois que le sujet s’est présenté à moi.
Il y a une paire d’années, je ne me souviens plus pourquoi, j’ai eu envie de savoir ce que Mike Dillard et Janet Hennard pensaient, avec le recul, de leurs anticipations de 2002. J’ai eu un aimable échange de mails avec Janet Hennard, mais il apparut que cette dernière avait dans le moment d’autres sujets d’intérêt et nous en sommes restés là.
Je le regrette car j’ai bien l’impression que la prospective de ces deux Américains n’était pas aussi folle qu’elle peut le paraître. Il se pourrait bien que des nations virtuelles existent d’ores et déjà. Simplement, elles n’ont pas fait déclaration d’existence en tant que telles. Pour autant, elles sont puissantes au point de pouvoir ébranler les nations réelles parmi les plus solides. Elles sont conquérantes. Elles peuvent s’approprier des territoires immenses. Elles n’ont que faire des peuples étrangers - d’ailleurs, tous les peuples leur sont étrangers. Elles ressemblent d’une certaine manière à Al-Qaida : des hommes dispersés à la surface de la Terre, dont la nationalité est l’appartenance au réseau.
Cette nation virtuelle n’est autre que l’amalgame d’intérêts que, par commodité, on appellera la « finance internationale ». Le rapprochement m’est venu en voyant que les agences internationales de notation, pourtant américaines, s’apprêtaient à dégrader ou avaient déjà dégradé la dette des Etats-Unis. Jusqu’à présent, leurs coups de boutoir avaient été réservés aux « PIGS » européens et cela conservait les apparences d’un conflit classique, les GIs étaient remplacés par Wall street et les financiers américains, dans une stratégie proche des usuriers de jadis, s’appropriaient peu à peu la planète. Mais, s’ils sont capables de se retourner contre leur propre pays, c’est une histoire radicalement différente qui se dessine. Quelque naïf m’objectera sans doute que, ce faisant, les agences de notation démontrent leur impartialité parfois contestée. Je n’entrerai pas dans le débat. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe ensuite. Et ce qui se passe ensuite, c’est la démonstration que les capitaux et leurs détenteurs, même américains, sont désormais apatrides. Comprenons bien : désormais, il y a d’un côté les Etats et de l’autre une ploutocratie qu’aucune frontière n’arrête et qui défait les nations, même celle dont elle est issue.
L’âge des nations virtuelles est donc là. Il a fait irruption sous une forme qu’on n’avait pas anticipée, plus inquiétante qu’on ne l’imaginait au début du siècle où la prospective la plus osée y voyait une nouvelle manière de créer des paradis fiscaux. Ceux-ci sont une affaire secondaire : regardez ce que Total verse comme impôts à la France !(1) Maintenant, le phénomène important, c’est le désengagement, par une puissance colossale, du fait national ; c’est l’émergence d’une puissance qui est à elle-même sa propre patrie. Je n’ai pas peur des mots: c’est une guerre contre les peuples qui est engagée.
(1) http://www.lemonde.fr/economie/article/2011/07/06/privile...
Les éditions Hermann viennent de publier une sélection de chroniques de ce blog sous le titre Les ombres de la caverne : http://www.editions-hermann.fr/ficheproduit.php?lang=fr&a...
5 commentaires
Proposition d'épilogue: Arrêtez les bananes, Mangez du singe !
Oui, c'est ce que dit Noam Chomsky. Les Etats sont les derniers remparts qui protègent les peuples, votent des lois qui s'imposent (mais pour combien de temps) aux pouvoirs économiques sur un territoire donné et les forcent à ne pas faire travailler des enfants ou à de pas mettre en vente des produits toxiques.
Félicitation pour la sortie des "Ombres..." en librairie. Tu dois avoir un bien bon éditeur pour qu'il fase cela dans les temps ou à peu près.
Et oui ! D'oú l'intérêt des îles artificielles dans les eaux internationales !
Et oui ! D'oú l'intérêt des îles artificielles dans les eaux internationales !
Le rempart des Etats, cher Pierre, il m'a l'air de plus en plus illusoire! Pas étonnant: les chefs desdits Etats sont de plus en plus souvent des clients du système, ils ne regardent pas vers leurs peuples mais vers leurs bienfaiteurs. Et quand ils font semblant de regarder vers leurs peuples, c'est pour relâcher un peu de vapeur afin que la cocotte n'explose pas!
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