Relire Zola (1)
01/09/2011
Pour mon départ en retraite, certains de mes bien chers collègues m’ont offert non pas une canne à pêche comme l’aurait voulu la coutume, mais un livre électronique, un e-book. Il se trouve qu’il contient déjà une bibliothèque d’une centaine de titres, dont plusieurs d’Emile Zola. Du coup, je me suis plongé dans Au bonheur des dames. Je m’attendais à y trouver une description détaillée des premières œuvres du marketing et je n’ai pas été déçu : Zola est un observateur remarquable. En passant, je me suis rendu compte que l’essentiel sur le sujet y est déjà dit et montré. La lecture d’Au bonheur des dames pourrait faire gagner quelques heures de cours ennuyeux aux étudiants des écoles de commerce.
Mais, surtout, je me suis retrouvé aux origines de la société actuelle dont notre reporter décrit l’ADN avec une précision scientifique. Octave Mouret, son héros, est à la fois ingénieur et démiurge. Ce qui lui confère son génie, selon Zola, c’est le désir qu’il a de conquérir « la femme ». Il sait comment transformer en incendie une fièvre qui jusque là, faute des stimulations adéquates, ne faisait que couver - celle de l’achat. Mais aussi, comme, pour que sa machine à exciter le désir fonctionne, il lui faut de zélés serviteurs, il s’y entend tout autant à stimuler l’âpreté de ses salariés. En résumé, d’une main il cultive les affres de la frivolité, de l’autre l’arène de la compétition. Il promet le paradis sur terre, mais le chemin passe par l’enfer. Il invente avec brio la société de consommation qui, aujourd’hui, nous consume, et la Terre avec. Au bonheur des dames, pour gigantesque qu’il pût paraître aux contemporains, n’était qu’un magasin. Un siècle et demi plus tard, c’est la planète que nous avons transformée en hypermarché.
Par le choix des leviers qu’il utilise, Mouret stimule le développement d’un nouvel ethos. Plus que de l’ingénierie commerciale, bien plus que du « marketing », il est dans l’ingénierie de l’humain. Il sélectionne quelques traits de l’humanité et les cultive jusqu’à l’outrance, comme ces variétés végétales imprudemment introduites qui finiront par envahir tout le jardin. L’obsession des biens matériels, la pusillanimité, la dépendance, l’égoïsme, la cruauté même vont prendre une place aussi déterminante que banale dans les comportements de l’homme moderne. Avec cela, Mouret a une telle séduction que la sage Denise finira par succomber, fascinée à la fois par l’homme et par sa capacité à créer un univers. Nous avons là réunis les éléments d’une allégorie : la Raison qui succombe devant le génie du démiurge.
Notre société est l’héritière de ce génie, mais nous sommes à l’heure de la gueule de bois, quand le corps n’arrive plus à éliminer les excès accumulés et que les ardoises sont là. Nous sommes dans la situation de Mme Marty dont le mari s'épuise à payer les achats compulsifs. Etats comme individus, nous avons vécu à crédit, et les traites, maintenant, arrivent à échéance. La Terre elle-même se ruine à payer nos folies. Nous sommes les héritiers de la femme telle que la voyait et la voulait Mouret. Mais il ne s’agit plus seulement d’une débauche de guipures, de dentelles ou de soieries, il s’agit de tout et de n’importe quoi, de gâchis alimentaire, de voitures, de téléphones portables, de vacances et de voyages… Nous sommes, de même, les héritiers des salariés de Mouret, condamnés à la compétition et à la servilité si nous voulons l’espoir de nous offrir tout ce dont on nous donne envie. Et nous sommes aussi les héritiers de la si sage, si raisonnable Denise qui, fascinée, ne remet à aucun moment en question l’œuvre de Mouret, si lointaine pourtant de ses valeurs de fille simple à qui une robe modeste suffit.
Les éditions Hermann viennent de publier une sélection de chroniques de ce blog sous le titre Les ombres de la caverne : http://www.editions-hermann.fr/ficheproduit.php?lang=fr&a... Les chroniques retenues pour le livre ont été retirées de ce blog.
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