Relire Zola (2)
03/09/2011
D’Au bonheur des dames, je suis passé à L’assommoir et j’ai tout d’abord été espanté par la rixe entre les deux blanchisseuses, rixe qui se conclut par le déculottage public de Virginie et le passage de son fondement au battoir à linge que Gervaise, animée d’une indignation légitime, manie avec vigueur…
Les romans de Zola, dont la belle société de l’époque se gaussa – pensez donc, écrire sur la vie quotidienne du peuple, quelle idée ! – sont de véritables documents sociologiques qui nous rappellent d’où nous venons et au prix de quelles luttes, sur plusieurs générations, nos ancêtres ont pu imposer une société plus respectueuse de l’humain. Quand vous voyez, dans L’assommoir, la vie besogneuse des petites gens, les heures de labeur qu’ils doivent faire et dans quelles conditions, cependant, ils vivent et travaillent ; quand vous comparez la noce dérisoire de Gervaise et de Coupeau aux folies que - dans Au bonheur des Dames - peut se permettre l’autre classe, vous êtes obligé d’admettre que la justice sociale est quelque chose qui se gagne et que le progrès industriel ne détermine pas impérativement le progrès social. Ces avancées, à cette heure, sont non seulement fortement menacées mais déjà entamées. La pente des peuples qui laissent le pouvoir se concentrer entre les mains de leurs maîtres ne va pas naturellement dans leur sens. Nos générations ajoutent à cette dérive l’individualisme forcené qu’elles ont cultivé et qui entraîne cette difficulté à la révolte collective et physique qui les affaiblit encore davantage face à ceux qui font de la Terre leur propriété privée.
C’est pourquoi il ne faudrait pas que l’actuelle « crise » - je vous rappelle qu’on utilisait déjà ce mot en 1975 - serve de prétexte à un retour à ce monde du XIXème siècle qui vantait le progrès technique mais laissait jouer le rapport du fort au faible. Au long de ces chroniques, j’ai souvent appelé le Titanic à comparaître : dans ce domaine-là aussi, avec la suffisance de ses maîtres, ses trois classes, ses machinistes à fond de cale et ses canots de sauvetage insuffisants, il est emblématique. C’est ce même monde qui l’a enfanté, qui, passant de la religion à la science, a substitué à la doctrine de la prédestination - qui justifiait déjà la richesse des uns et la misère des autres - la prétendue « loi scientifique » de la survie du plus fort. Ces deux histoires à se raconter, pour opposée qu’en soit en apparence les fondements, conduisent à la même conclusion : si les pauvres sont pauvres et le restent, c’est de leur responsabilité ou de leur destin. En résumé : circulez, il n’y a rien à voir.
Hier matin, en écoutant France Musique, j’ai découvert l’écrivain Morgan Sportès dont, à ma grande honte, j’ignorais jusqu’au nom. Il parlait de son dernier roman, Tout, tout de suite, qu’il a tiré d’un fait divers horrible survenu dans le « neuf-trois ». En résumé, une jeune fille sert d’appât à un jeune homme qu’une bande attire dans un traquenard. Il est ensuite séquestré dans des conditions abominables et, pour finir, comme le paiement de la rançon est refusé, il est brûlé vif. Sportès a fait un sérieux travail d’investigation. Ce qui l’intéresse, au-delà des faits, c’est la psychologie des protagonistes. Non seulement il s’est documenté de manière approfondie, mais encore il a rencontré dans la mesure du possible les acteurs de cette sinistre affaire, les familles, les voyous, les policiers. Le plus frappant, dans son interview, c’est la manière dont il replaçait le drame dans une perspective plus large, en évoquant les analyses de Bourdieu et de Debord : ces phénomènes haïssables, loin de lui être extérieurs, sont produits par notre monde. Ils sont ses rejetons. Il ne s’agit pas d’enlever quoi que ce soit à la responsabilité individuelle, mais de comprendre comment fonctionne la matrice de l’horreur. Il s’agit de comprendre, aussi, afin de ne pas tomber dans une caricature de ministre de l’Intérieur telle celle que représente, par exemple, le proviseur du film Les Choristes. Mais, il est vrai également que la question que se pose toute société cynique et inégalitaire est : « Quand abandonner une population ou y faire la police revient-il plus cher qu’un peu de justice sociale ? »
Je terminerai sur un propos de citoyen. Si nous devons nous appauvrir - et c’est le chemin que nous prenons et que, je le crains, nous ne pouvons pas ne pas prendre - que ce ne soit pas au moins en générant des privilégiés qui seraient à l’abri pendant que les autres souffrent. La dignité d’une démocratie, si l’on ne peut être riche, c’est d’être juste. L’exemple de l’austérité, pour être clair, doit venir de haut. Je me demande si les conseillers en communication de nos candidats à l’Elysée auront le culot de le dire à leurs clients. Sinon, il nous restera le battoir à linge… Hum! Gervaise a dû passer un bon moment quand même !
Les éditions Hermann viennent de publier une sélection de chroniques de ce blog sous le titre Les ombres de la caverne : http://www.editions-hermann.fr/ficheproduit.php?lang=fr&a... Les chroniques retenues pour le livre ont été retirées de ce blog.
4 commentaires
Très bien vu, ça, Thierry. Soit dit en passant, j'ai croisé Morgan Sportes chez un de mes meilleurs amis à Agadir au début des années 80, qui le connaissait bien.
Très bien vu, ça, Thierry. Soit dit en passant, j'ai croisé Morgan Sportes chez un de mes meilleurs amis à Agadir au début des années 80, qui le connaissait bien.
Zola était aussi un polémiste remarquable. Ses écrits dans La Tribune (notamment) ont largement contribué à faire progresser la société de son temps. Il a été arrêté plusieurs fois. Il est parti se planquer à Londres (comme chacun sait), on lui a retiré sa Légion d'Honneur (la belle affaire!!!)... Et il a toujours déclaré qu'il ne souhaitait tirer aucun avantage politique de sa situation. Et c'est ça qui est le plus formidable chez ce type (qui ressemblait beaucoup, à l'époque à Luc Besson): son engagement était total mais totalement gratuit. Tu citais, dans un billet précédent, Debord et Pierre Bourdieu: où sont les intellectuels de cette trempe, aujourd'hui? Où sont passées les grandes gueules? BHL? Luc Ferry? Finkielkraut? C'est à pleurer!!! Les penseurs existent bien, oui ( Milner, Noiriel...), mais qui a seulement entendu leur nom, une fois? Tu crains un retour à l'ancien régime, mais nous y sommes déja avec une noblesse, un tiers-état et un clergé médiatique qui expurge les savoirs.
Putain de Zola, tu nous manques, tu sais...
C'est vrai que la société à quand même fait beaucoup de progrès, à nous de ne pas nous laisser avoir par rapport à son évolution, même si je pense qu'on a pas vraiment le choix...
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