Godillots (3)
16/09/2011
Il n’y aurait pas de godillots si notre espèce n’avait une propension naturelle à l’obéissance. Cette propension a de multiples explications : la psychologie, la psychanalyse, la sociologie et la neurologie ont chacune un morceau de ce puzzle.
Dans le film de Bergman, Scènes de la vie conjugale, l’une des héroïnes se rend compte soudain que, toute sa vie, elle s’est soumise à la servitude de faire plaisir aux autres au point de s’oublier en permanence. Je dois dire que, lorsque j’ai vu le film à sa sortie, la prise de conscience de l’héroïne qu’incarne Liv Ullmann en a provoqué une du même ordre chez moi. Ce besoin de faire plaisir aux autres est, dira-t-on, un effet de l’éducation. Cependant, c’est un effet qui ne se produirait pas si nous n’avions en nous le désir d’être aimé et, surtout, la crainte de ne pas l’être. L’expérience, au cours de la petite enfance, d’une pénurie laisse une soif inextinguible de ce qui un jour a manqué. Dans le domaine de l’affection et de la socialisation, nos blessures archaïques nous incitent souvent pour les guérir – et c’est une solution illusoire, une vis sans fin - à produire les comportements censés nous concilier les bonnes grâces de notre entourage. De ce fait, dans cette configuration psychique, dire « non », par exemple, est une prouesse. Au lieu de les manipuler en nous servant de l’amour qu’ils ont pour nous, nous devrions davantage veiller que nos enfants perçoivent le nôtre comme inconditionnel. C’est le meilleur héritage que nous pouvons leur laisser : il les rend libres.
Du côté de la psychanalyse, Freud nous parle de la recherche du « père surpuissant », héritage de la relation que nous avons eue avec notre vrai père. Comme aurait dit Lacan, le re-père remplace le père. Cette recherche se traduit par une dépendance aux gens qui incarnent le pouvoir. Le suzerain, le supérieur hiérarchique, le patron, le porteur d’uniforme ou de blouse blanche, le guru, nous attireront comme la lumière attire les papillons de nuit. La moindre de leurs faveurs nous comblera, leurs silences nous plongeront dans l’angoisse. Nous ne cesserons de penser à eux, à la manière dont nous pouvons nous faire reconnaître d’eux, obtenir d‘eux un mot ou un regard. Nous préfèrerons même une critique à une absence d’attention et, si le maître est naturellement sévère, le moindre semblant de sympathie au milieu d’un océan de rudesse nous remplira d’amour pour lui et viendra renforcer notre addiction. Le syndrome de Stockholm ne se produit pas seulement lors des prises d’otages, il fleurit par exemple dans les entreprises. Mais peut-être est-ce que, d’une certaine manière, nous y sommes parfois en otage ?
Du côté des neurosciences, on a récemment découvert, chez les primates, des neurones dits « miroirs » qui sont en relation avec les comportements sociaux. La preuve de leur présence dans le cerveau humain a été administrée en 2010. Ces neurones sont la source de l’empathie, de l’apprentissage par imitation et du mimétisme. On peut imaginer qu’ils jouent un rôle dans notre besoin de conformité à un groupe social donné – conformité qui s’affirme dans le choix de l’apparence, le vêtement, le langage, l’accent, les idées mêmes. En extrapolant, peut-être peut-on aussi leur attribuer un rôle dans les phénomènes collectifs qui, parfois, nous embarquent, pour le bien ou pour le mal et, en tout cas, qui se substituent à notre délibération intime.
Quid de la sociologie ? L’expérience des cinq singes et du régime de banane, que j’ai peut-être déjà évoquée ici, constitue, vraie ou fausse, une bonne parabole de l’apprentissage de la servilité par la transmission culturelle. Mettez cinq chimpanzés dans une cage, affamez-les modérément, puis, par une trappe du plafond, faites descendre le régime de banane. Le singe le plus vif va se précipiter. Mais, lorsqu’il met la main sur les bananes, vous arrosez tout le monde d’une douche glacée. Une fois ancré le réflexe « toucher la banane = douche glacée », les singes vont faire la police eux-mêmes : ils tomberont à bras raccourcis sur le premier qui s’approchera du régime! Ce n’est pas tout. Le meilleur reste même à venir. Remplacez l’un des singes par un petit nouveau qui n’a pas été déniaisé. Evidemment, quand les bananes vont apparaître, le malheureux va se précipiter. Les autres, tout aussi évidemment, vont lui tomber aussitôt dessus et, à la deuxième ou à la troisième raclée, sans jamais avoir subi la douche glacée, le petit nouveau comprendra que les bananes sont taboues. Progressivement, remplacez ainsi les singes jusqu’à en avoir cinq qui n’ont jamais reçu la douche glacée : ils administreront cependant une raclée à celui qui prétendrait toucher les bananes... S’il vous est arrivé dans votre vie d’intégrer un comité de direction, vous risquez de reconnaître dans cette histoire de primates des situations vécues. Le régime de bananes peut être remplacé par de simples termes qu’il faut s’interdire de prononcer. Quant à la douche glacée, tout le monde aura évidemment compris qu’il s’agit de la gueulante du patron.
Ces mécanismes sociaux et psychologiques ont leur utilité. Paul Valéry disait que, si le regard pouvait tuer ou enfanter, les rues seraient pleines de cadavres et de femmes enceintes. En principe, on apprend donc à résister aux pulsions sexuelles, kleptomanes ou meurtrières et, en cas de difficulté, on se soigne ou on est puni. Dans Le principe de Lucifer, Howard Bloom a montré que, pour qu’une société tienne, il lui faut un « moteur de conformité » : un minimum de réflexes, de comportements et de croyances partagés qui se transmettent. D’où des dispositifs analogues au régime de bananes et à la douche glacée de nos chimpanzés : par exemple, une femme de chambre et un code pénal. Mais Bloom a aussi démontré que, sans un « moteur de divergence », les sociétés se fossilisent. Si quelque chose change dans leur environnement, elles ne le voient pas – ce que l’on est capable de voir résulte aussi de l’emprise de la conformité sur l’esprit. Elles ne sauront que prendre dans l’arsenal des solutions traditionnelles et, jusqu’à l’effondrement, elles feront toujours plus de la même chose en obtenant toujours plus du même résultat. C’est ainsi que des hommes, des sociétés, voire des civilisations, creusent parfois leur propre tombe après des décennies ou des siècles de réussite.
Nous avons des propensions naturelles qui, fautes d’être policées, rendraient la vie insupportables. Mais, de ce fait, il est un domaine où les mœurs et la législation, même si elles peuvent se vouloir protectrices, sont défaillantes : la propension à la servilité. D’évidence, c’est bien moins un problème pour l’ordre social et pour ceux qui en ont la garde que les débordements que j’ai évoqués. C’est même une propension qui va dans le sens de l’ordre. Mais c’est aussi une dérive qui amène la démocratie, par la mollesse à exercer la citoyenneté, à se désintégrer. A l’instar de nos pulsions sexuelles et agressives, la pulsion de soumission devrait être éduquée.
1 commentaire
1/ Ouf! Les enseignants n'en ont pas trop pris plein la gueule!
2/ Louis Gabriel de Bonalde qui fut ( une sale réac et) un des fondateurs de la soicologie écrivait:"l'obeissance doit être active pour être entière et la résistance passive pour être insurmontable".
3/ Moi aussi, quand je vois Liv Ulmann, j'ai envie de lui faire plaisir...
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