Ceci n’est pas une crise
05/01/2012
Nous savons que 2012, à peine commencé, aura une fin. Cette nouvelle orbe amorcée hier par la Terre se rebouclera sur elle-même et, alors, tout aura pris un an de plus. Tout ce qui a un commencement tend vers une fin. Tout ce qui est né mourra. Dans l’habitude des jours, beaucoup de choses nous paraissent devoir durer éternellement. Cependant, il n’en est rien. L’entropie est la loi de ce monde. Les empires, les religions et les civilisations passent. Même les étoiles meurent comme les hommes. Nous concernant, Teilhard de Chardin parlait de ces « passivités de diminution », ces affaiblissements qui, plus ou moins tôt, plus ou moins progressivement, s’emparent de nos organismes - et voilà que les yeux voient moins bien, que le cœur fatigue, que l’anarchie s’empare de certaines cellules, que la désorganisation s’introduit en nous, et nous sommes de moins en moins maîtres en notre demeure jusqu’à ce que la vie elle-même vacille et, finalement, nous échappe.
Les entreprises connaissent aussi cette loi, dont ont pourrait penser que, du fait du renouvellement des hommes, elles seraient affranchies. Le Club des Hénokiens, qui rassemble des compagnies de plus de deux cents ans et qui sont restées détenues à cinquante pour cent au moins par la famille fondatrice, ce club ne compte guère qu’une quarantaine de membres de par le monde. Vous me direz que la règle de la possession familiale introduit un biais et que tant la vie que l’identité d’une entreprise ne tiennent pas davantage à ses propriétaires qu’à ses salariés. Ceux-ci et ceux-là peuvent se renouveler du moment que l’entité économique perdure. Or, même la quête de l’excellence ne lui garantit pas une longévité supérieure à la vie d’un homme. Elle reste, en moyenne, très inférieure. En vingt ans beaucoup d’entreprises, qu’on donnait en exemple et dont on modélisait la stratégie dans les cours de management de Harvard et d’ailleurs, ont été effacées des tableaux d’honneur établis par les consultants américains.
Alors, de même qu’on dira, lorsqu’un décès est survenu : « S’il n’était pas sorti ce matin-là, s’il n’avait pas pris sa voiture, s’il s’était mieux couvert, etc. », de même pour une entreprise on invoquera un accident malheureux, un évènement qu’on voudra considérer comme exogène : l’erreur d’un vieux chef, un retournement de conjoncture, une rupture technologique, la trahison d’un banquier… Bref, d’une certaine manière l’injuste fatalité ou la « faute à pas de chance ». Finalement, c’est comme si on mourrait toujours d’un accident d’autant plus malheureux qu’il semblera ensuite qu'on aurait pu l'éviter. Mais l’accident, dirai-je, pour extérieur qu’il soit, fait souvent partie de l’entropie. Son caractère aléatoire est un déguisement dont nous affublons la Parque. Nous n’aimons pas penser que le processus de désorganisation est en nous et nous aimons encore moins penser que la mort, de toute façon, même pour Jeanne Calmant, est qu’on le veuille ou non au bout du chemin.
De tels évènements, à la vérité, annoncent l’épilogue d’une histoire. Lorsque l’excellence manifestée jusque là de manière continue par une entreprise dans un de ses domaines de prédilection est trahie par des accidents, ces accidents sont les craquements d’une fissure qui s’ouvre. On calfatera peut-être, sans en sonder la vraie profondeur – souvent, d’ailleurs, sans oser le faire.
Une entreprise qui dure, c’est une entreprise qui a su établir avec l’environnement un couplage positif et elle ne peut durer qu’autant que ce couplage reste avantageux pour elle et pour l’environnement. A l’intérieur, l’entreprise doit maintenir ce qui permet à ce couplage de s’ajuster en permanence. Si l’environnement change, il faut que, du capitaine aux soutiers, tout le monde soit prêt à infléchir la course du navire. L’apparition du gaz et de l’électricité change le paysage des fabricants de bougie. L’apparition de la photographie numérique change le paysage des fabricants de film argentique et des appareils qui les utilisent. C’est dans cette histoire, mille fois répétée dans les secteurs les plus variés, qu’on voit les différents niveaux de manifestation de l’entropie. L’entropie qui, si on prend un peu de recul, si l’on accepte de tant soit peu lâcher prise, est en fait l’amorce d’une métamorphose.
Le poisson pourrit par la tête, disent les Japonais. En l’occurrence, le conseil d’administration de Kodak, alerté des premiers pas de la photographie numérique, a traité cette information par le dédain. L’intelligence de l’entreprise, ankylosée par son succès et par sa position dominante, s’est grippée. Un grippage qui, pour Kodak, a précédé de quelques mois seulement la descente aux enfers. Mais de quoi est faite l’intelligence de l’entreprise ? S’agit-il de son président-directeur général ? S’agit-il de son comité de direction ? S’agit-il des membres de son conseil d’administration ? Dans la mesure où c’est bien dans le jeu entre ces instances que se situe la gouvernance de l’organisation, il s’agit de tout cela ensemble, et, à l’instar des neurones au sein du cerveau, des interactions qu’elles ont entre elles. Quand Kodak se gausse des informaticiens qui prétendent concurrencer la photographie argentique, le grippage est bien là. Le découplage d’avec l’environnement, quels qu’en soient les signes, n’est pas un accident. Il ne doit pas être analysé comme une simple erreur. C’est un signe de vieillissement. Et vous remarquerez que, dans ces cas-là, on va s’entêter à faire et refaire toujours de la même chose bien que l’environnement renvoie toujours le même refus. Les entreprises sont comme les hommes, quand la vieillesse les atteint, d’abord elles rabâchent, puis, finalement, elles radotent.
Il est un autre registre du vieillissement. Je me souviens d’un homme politique qui me disait jadis, lors d’une campagne électorale, alors que j’étais un adolescent quelque peu entier dans ses convictions : « Si on veut gagner, on ne peut pas s’opposer à tout le monde ». Dans le couplage avec son environnement comme dans la gestion de ses hétérogénéités internes, l’entreprise peut générer des frustrations, des griefs, des rancœurs. Cela semble inévitable. Cependant, si on les traite par le mépris, voire si on s’amuse - comme je l’ai vu faire parfois - à les exciter, ils peuvent être les précurseurs de l’entropie. Susciter des oppositions, c’est un processus à la fois naturel et dangereux, un peu comme la production de cholestérol : c’est une question de quantité et il y a le bon et le mauvais. Si on n’y prend garde, à se déposer dans les artères le mauvais peut les encombrer mortellement. Il viendra un moment où vos adversaires, qu’ils soient à l’extérieur ou à l’intérieur, seront trop nombreux. Vous sentirez que les choses tendent à vous échapper. Les ratées, les escarmouches, les inerties consommeront de votre énergie, la détournant ainsi de sa fonction créatrice. Vos adversaires peuvent juste être des gens qui, un jour, sans se révolter, décideront simplement de vous laisser courir à votre perte. S’il s’agit de vos employés, ils peuvent se contenter de ne plus tendre vers l’excellence, quelles que soient les menaces ou les promesses que vous leur ferez. Cette accumulation progressive d’inerties et de forces contraires, que l’on suscite et développe soi-même par ses comportements, est l’autre grand facteur de grippage des organisations humaines. C’est comme si, un jour, tout le monde, et la Terre même, étaient las de vous supporter.
Enfin, parfois, on est aussi la victime de ce qu’on a voulu trop fort. Vous avez voulu n’avoir que de bons petits soldats, des rouages, qui exécutent sans se poser de question, et un jour vous vous plaindrez d’être entouré de zombies. Vous avez voulu qu’on vous craigne, et vous n’aurez personne pour vous dire la vérité si vous êtes susceptible de mal la prendre. Vous avez voulu tout ramener au mesurable, et vous n’aurez plus que ce qui s’achète. Vous avez voulu que la moindre décision passe par vous, et vous vous retrouvez congestionné de tout ce que les gens ont peur d’arbitrer eux-mêmes. Je me souviens d’un directeur général qui me disait, deux ou trois ans avant de passer le relai : « Je travaille à organiser mon inutilité ». Si les entreprises ne survivent pas aux hommes comme, logiquement, elles en ont la capacité, c’est que cette sagesse est rare. L’entropie des hommes est contagieuse.
Je disais que l’entropie vient à bout de tout. Vous acquiescez parce que vous connaissez l’Histoire : le monde égyptien, le monde hellénique, le monde romain ont passé. Le cimetière des civilisations est immense. Alors, libérons-nous de l’idée que la nôtre, avec nos croyances et nos modes de vie, pourrait bénéficier d’un passeport pour l’éternité. Ce que nous vivons n’est pas une crise. C’est une métamorphose. L’explosion des subprimes et l’écroulement des dominos qui s’en est suivi – et qui n’est pas fini - ne sont que l’accident dont on pensera que, sans lui, l’ancêtre aurait pu concurrencer Mathusalem. Ma conviction est qu’un autre monde est en train de se lever à l’horizon.
UN CHOIX DE CHRONIQUES EXTRAITES DE CE BLOG A ETE PUBLIE
PAR LES EDITIONS HERMANN
SOUS LE TITRE: "LES OMBRES DE LA CAVERNE"
3 commentaires
Ouh la la, Thierry, fais gaffe, tu vas finir consultant ! et avec le genre de vérités que tu énonces à voix haute, tu risques de ne pas avoir beaucoup de clients...
Comme tout ceci est vrai, et ce n'est pas la première fois que vous parlez de métamorphose.
Seul le Phénix a pu renaître de ses cendres.
A propos de la mort qui guette toute "chose vivante", ne dit on pas bien souvent "mourir bêtement" et jamais "mourir intelligemment ? "
Cher ami,
Je découvre ton blog et je ne peux que souscrire à tout ce que tu dis dans cette note.
A l'aube d'une année importante pour la France, il est bon de se redire que cette civilisation occidentale dont on devine la fin - ou tout au moins la fin de son hégémonie planétaire - va encore vivre de nombreux soubresauts qui risquent d'être violents.
C'est vrai il vaut mieux penser le court terme à l'aide de ce type de réflexions.
Bravo à toi
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