Et si on parlait de bonheur ?
08/02/2012
Le monde change quand une majorité de gens décide d’être heureuse différemment. Comme l’a montré Alain de Vulpian dans A l’écoute des gens ordinaires, c’est la somme de ces choix non explicitement concertés mais dans certains domaines convergents qui, peu à peu, transforme la société. C’est comme une image dont les pixels se modifient, d’abord un à un, puis de plus en plus vite, pour composer un autre dessin que l’on découvre progressivement. C’est dans ce sens que, selon moi, l’usage du mot crise nous empêche de comprendre ce qui se passe réellement en nous enfermant dans une résistance malheureuse à ce qui est de l’ordre non d’un accident mais d’une métamorphose. La crise exprime les ultimes sursauts d’un monde que ses excès ont conduit au-delà de sa pertinence et au bout de sa course. Ce monde mourant devient le terreau d’un monde à naître.
La « société de consommation » dont nous avons commencé à payer le prix est l’expression d’un bonheur fondé prioritairement sur l’usage et la destruction de biens matériels. Elle est la compensation de périodes de précarité, de faim, de froid, de pénuries plus cruelles les unes que les autres qui ont hanté les hommes depuis la nuit des temps. Elle a pu se construire grâce à une combinaison singulièrement favorable de moyens de production et de ressources naturelles disponibles avec des politiques de répartition de la valeur ajoutée entre le capital, le travail et la société. Mais elle ne se serait pas développée sans la transformation progressive d’habitudes ancestrales qui nous incitaient à une prudente sobriété. Aujourd’hui, nous nous éloignons de plus en plus de cette combinaison qui a fait les Trente Glorieuses, mais les représentations de la réussite qu’elle a nourries ont une rémanence supérieure aux évènements. Je n’oserais en dire de même des représentations du bonheur, sauf dans quelques milieux privilégiés qui ne vont bientôt plus être que des îles au milieu de l’océan.
La société dont je crois qu’elle est entrée en agonie ne se caractérise pas seulement par le culte de la consommation et du gaspillage : c’est aussi une société d’individualisme. Les siècles passés, outre celles des pénuries, ont laissé la mémoire et la répulsion du contrôle de la vie personnelle par la vie collective. Au sein de celle-ci, les gens et leurs singularités pouvaient être niés et écrasés. Les décisions, au surplus, se prenaient au château – entendez-le au sens de Kafka –et elles avaient le caractère arbitraire de l’intérêt de quelques-uns s’imposant à l’intérêt de tous les autres. Comme l’illustre la fable de The Village*, l’on n’hésitait pas à recourir aux mythes pour encadrer une communauté et canaliser les individus. Le bannissement était donné comme la punition la plus redoutable : il vous livrait sans défense aux démons du dehors. Alors, à la faveur de la société de consommation, être soi plutôt qu’un reflet du groupe auquel on vous assimilait – qu’il s’agît de la famille, du hameau, de la classe sociale, du sexe ou du métier - est devenu une exigence. Jusqu’à la fatigue**que nous commençons à découvrir et jusqu’à ce que nous nous retrouvions presque tous, à un titre ou un autre, des bannis. Le bonheur par les avantages que procure la seule mécanique du marché est un bonheur éphémère.
Quand nous nous rendons à l’hypermarché, quand nous achetons sur la Toile, nous goûtons jusqu’à l’extrême la disparition des intermédiaires humains. Le peu de ceux-ci qui subsistent – aux caisses, au bout d’une improbable ligne téléphonique en cas de dysfonctionnements - est cantonné à des tâches qui les étiolent si manifestement qu’on les verrait disparaître avec soulagement. Pourtant, ici ou là, il arrive encore souvent que l’on cueille un sourire, d’une hôtesse de caisse ou d’un employé du gaz. J’ai eu récemment à faire rouvrir l’électricité dans un appartement. C’était une démarche que je n’avais pas eu à faire depuis des années. J’ai découvert avec agacement qu’il me faudrait être sur les lieux lors de la remise en service : une question de sécurité que j’ai bien comprise, mais j’aurais préféré que cela se réglât comme l’achat d’un DVD sur Internet, d’autant que la plage d’attente était quand même de cinq heures, ce qui est long dans un logement désert. Comme je tournais en rond dans l’appartement vide, on a frappé à la porte. Je me suis retrouvé devant un grand jeune homme – un mètre quatre-vingt-quinze pour le moins ! – au large sourire et à l’enjouement communicatif. La chose pour laquelle nous étions là lui et moi a été réglée en trente secondes, mais cette brève rencontre m’a laissé un souvenir durable. J’ai pensé au passage de Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran***, quand le héros découvre la puissance du sourire. Certes, grâce à la grande distribution, nous n’avons plus à compter avec les états d’âme du petit épicier de notre enfance, qui n’avait qu’une marque de bonbons et qui, en fin de journée, était parfois à court de poireaux ou de salades. Nous n’avons plus à lui faire la conversation, ou plutôt à échanger de ces banalités qui nous paraissaient stupides. Nous sommes protégés aussi de ces agents de la rumeur cancanière qu’étaient tous ces petits commerçants d’un village, postés au long de nos courses jadis. Nous gagnons du temps pour faire les choses qui nous importent, fréquenter les gens que nous avons choisi de fréquenter et, tels des ombres, nous passons partout dans l’anonymat.
(à suivre)
* The Village, film de Night Shyamalan, 2004.
** La fatigue d’être soi, Alain Ehrenberg, éditions Odile Jacob, 2008.
*** Eric-Emmanuel Schmidt.
UN CHOIX DE CHRONIQUES EXTRAITES DE CE BLOG A ETE PUBLIE
PAR LES EDITIONS HERMANN
SOUS LE TITRE: "LES OMBRES DE LA CAVERNE"
4 commentaires
Le défi de notre siècle: la création d'humanité, un travail patient de réhabilitation de la personne, dont d'investissement dans la relation, son épaisseur et sa qualité. Travailler pour chacun et pour tous ces formes invisibles, c'est l'indispensable travail de sculpture sociale, cette sculpture en mouvement qui fait fleurir les sourires dans le tissu de nos vies.
Hier dans le métro il y avait beaucoup de monde, embouteillages dans les couloirs, chaos aux croisements des flux et tassements agressifs dans les wagons. Je me suis dis, c'est incroyable ces milliers de personnes que je croise et que je ne connais pas. Je me suis demandée si les fourmis éprouvaient la même chose, ou les gnous des immenses troupeaux. Réflexion anthropocentrée évidemment mais qui m'amène à l'idée que ce n'est pas seulement l'individualisme, exacerbé par le mercantilisme de masse, qui est un problème mais le manque de sens donné à la place de l'humain dans la Vie. Notre culture moderne n'a pas d'idée de ce à quoi l'Homme peut être utile dans le monde, même pas à lui même.
Thierry,
Ton post fait écho à une situation dans laquelle je me suis trouvée récemment. J'étais entourée d'un groupe d'amis que je n'avais pas vu depuis longtemps. L'un d'entre eux me demande: "Et toi comment vas-tu?" Et je lui réponds - parce que c'est ce qui me passait par la tête à ce moment là - "je suis heureuse". Et là, éclats de rire, sourires gênés, on me fait remarquer que décidément j'ai "fumé", que je suis une hippie, etc..
Est-ce à ce point bizarre d'être heureux? Alors oui j'ai beaucoup de chance. Mais peut-être ai-je aussi décidé d'être heureuse différemment?!
D'être heureuse quand à 7h du matin des gens sont déjà debout pour m'accueillir avec le sourire à la piscine,
quand ma grand-mère est suffisamment en forme pour me détailler sa journée au téléphone (généralement pas très différente de la veille ni de la semaine précédente),
quand je regarde le ciel la nuit et que je me rappelle combien les étoiles sont belles,
quand je pense que j'oublie tout le temps pleins de choses mais qu'au moins je ne parle pas à mon i-phone pour me rappeler d'acheter du pain (une collègue...ce matin)
@ Marine: très joli témoignage!
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