Généralisations meurtrières
22/09/2012
Il est bon de revenir de temps en temps aux leçons d’Alfred Korzybski (1879-1950), dont les hypothèses ont été vérifiées par la neuropsychologie. Se demandant comment des êtres humains avaient pu s’engager dans l’absurdité de la première guerre mondiale, Korzybski remit en question la logique aristotélicienne - le principe d’identité, de contradiction et de tiers-exclu - et, s’inspirant des découvertes d’Einstein, fonda la sémantique générale. Il est l’auteur de cette phrase devenue célèbre: «La carte n’est pas le territoire» qui signifie que nos représentations de la réalité ne sont pas la réalité. Un des biais fréquents de nos discours, qu’il a exposé, est l’usage de la généralisation. Nous en avons un exemple avec l’infâme canular qu'est «L’innocence des Musulmans», qui a servi de prétexte à attiser les surenchères dans le registre du fourre-tout: «les Américains», «les Islamistes», «l’Occident», «les Juifs», «les Chrétiens», etc. On voit à l’oeuvre les mécanismes qu’avait analysés Korzybski à propos du premier conflit planétaire. Evidemment, la dérive n’est pas seulement intellectuelle: elle traduit aussi les manipulations de ceux - une minorité - qui, d'un bord ou un autre, voudraient en découdre.
Alors, par exemple, quand on dit «les Américains», de qui, de quoi parle-t-on ? Est-il raisonnable d’accuser l’ensemble des Américains de la production de ce navet empoisonné ? Dans l’état de nos informations, ne serait-il pas plus juste de dire qu’il s’agit de l’aventure d’un quarteron de dangereux imbéciles conduits par un escroc notoire qui n’a reçu mandat de personne ? Et même, si on découvrait qu’il a été encouragé par quelque officine dont la mission est de fomenter des troubles, serait-ce le peuple américain dans son ensemble, ou l’Occident dans toutes ses composantes, ou l’immense troupeau des Chrétiens qui seraient à inculper ? Je suis chrétien et je condamne quant à moi de telles productions. Même si, selon mes idées, mon voisin est excessivement sourcilleux, je ne vais pas m’amuser à appuyer où il a le coeur à fleur de peau, sous le fallacieux prétexte de lui donner une leçon d’ouverture d’esprit. Moralement, c’est un manque de respect pour sa sensibilité, et, stratégiquement si je puis dire, c’est juste l’encourager à se raidir davantage. Il faut savoir ce qu'on veut, mais vu d’un côté comme de l’autre, je ne vois pas ce qu’on a à gagner à l’offense, à moins de faire croître les animosités parce qu’on recherche le conflit. Mais c'est oublier que la paix est le premier des biens, celui sans lequel les autres sont stériles, et qu'il est trop tard quand on la pleure.
Je vais aborder un autre domaine. Si je suis l’hypothèse d’Hervé Juvin, la future politique énergétique des Etats-unis va viser à l’autonomie et même à la capacité d’exportation du territoire américain. Cela se traduira par l’exploitation à outrance de toute forme d’énergie qui pourra être tirée du sol et du sous-sol. Alors, on entendra sans doute, un jour, un présentateur de télévision nous annoncer: «Les Américains ont choisi l’indépendance énergétique». Mais de quels Américains s’agira-t-il ? De ceux dont on va pourrir les paysages, l’atmosphère et le lieu de vie ? De ceux que les sociologues Paul Ray et Sherry Anderson ont suivis pendant des années et nommés «cultural creatives» ? Sûrement pas. Plutôt que l’ensemble des populations qui vivent là-bas, l’expression «les Américains» ne désignera-t-elle pas en l’occurrence les seuls dirigeants d’un complexe militaro-industriel ou les quelques membres de lobbies financiers et politiques ? Mais ce pourrait être une manière aussi de nous rappeler que le refus de l’exploitation des gaz de schiste est encore une exception française aussi ridicule que - je prends l'exemple au hasard - un attachement religieux. N'a-t-on pas tenté de nous culpabiliser de la même manière, nous qui refusons les OGM ? "Ah! les Américains, ils sont plus intelligents que nous, ils ne s'encombrent pas d'écolos arriérés, de législations poussiéreuses, etc." Vous avez vu les résultats de l'étude qui a pu enfin être faite des effets de la consommation d'OGM ?
Les généralisations permettent de créer des épouvantails ou d’imposer des modèles. Ne nous y laissons pas prendre. Nous pouvons arrêter de mettre tous les chats dans le même sac. Ce sera un premier pas vers plus d'intelligence de la situation. Pour autant, cela ne suffit pas. Nous devons aussi nous défendre du mimétisme concurrentiel. Car, conjoint à la généralisation, il y a cet autre phénomène, repéré non pas Korzybski mais par Nietzsche: «Regarde bien ton adversaire, tu finiras par lui ressembler». C'est ainsi que les intégrismes en apparence opposés se donnent mutuellement l'énergie de grandir et d'envahir le monde.
1 commentaire
N'est ce pas la la principale caractéristique de notre encéphale primitif que de regrouper les personnes afin de mieux appréhender leurs comportements et ainsi se débarrasser de cette coriace peur de l'inconnu. Ce qui n'est que méfiance à première vue devient très vite un réflexe chez un esprit apeuré par la complexité du monde qui l'entoure.
D'un autre coté, nous nous complaisons tous, plus ou moins, à conforter notre attachement identitaire et à s'encarter à petite ou grande échelle. Nous voulons nous regrouper, c'est un instinct de survie. Nous protégeons de ce fait ce qui vient perturber ce précieux lien aux autres, ce qui engendre les souffrances que l'on connait.
Vous voulons rendre les phénomènes durables et permanent dans un monde impermanent et c'est la que ça coince.
Nous avons la chance de vivre une époque ou la transmission de l'information a pris une ampleur cataclysmique. Désormais, nous ne sommes plus ignorant et pouvons nous émanciper de notre collante identité. Nous devenons tous de sacré foutoir...Le langage est même devenu caduc pour nous caractériser.
Alors savoir maitriser nos automatismes de primates dans ce contexte de connaissance universelle ultime serait à mes yeux une étape consciente dans l'évolution de l'humanité. Je reste quand même bien pessimiste...
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