Reformulations
27/09/2012
Je ne sais plus quel est le constructeur automobile dont le CEO, dans les années 90, avait déclaré à ses employés: «Votre travail n’est pas de construire des voitures, mais de capter des flux financiers!» C’est une reformulation du métier de l’entreprise qui en change le sens mais aussi les limites. Personnellement, j’ai souvent utilisé l’apologue du fabricant de bougies que la concurrence du gaz, de l’électricité ou du pétrole a condamné à la mort. Je soutiens qu’il aurait pu ne pas mourir si, au lieu de se définir par l’aspect technique de son activité, il s’était défini par le service qu’il apportait à la société: celui de la lumière. Si je fournis mes clients en bougies, je veille à toutes les améliorations que je peux apporter à mon produit, mais je n’ai plus de commandes dès lors que ceux-ci adoptent le gaz, l’électricité ou le pétrole. Si je me définis comme celui qui procure les moyens d’éclairer des lieux, je reste en permanence aux aguets quant aux différents moyens d’apporter la lumière dans les foyers, les ateliers ou les rues, et je peux anticiper et chevaucher l'innovation.
D’autres exemples de reformulation me viennent à l’esprit, comme cette entreprise qui fabriquait des thermomètres d’ambiance et qui, après un travail sur son coeur de métier, s’est redéfinie comme «gestionnaire de l’énergie». Cela lui a permis d’élargir la gamme de ses activités et, de fabricant de bidules à poser sur les murs des ateliers, des bureaux ou des hôpitaux pour surveiller la température, de développer une expertise de conseil et d’ingénierie en économie d’énergie. Elle a continué à fabriquer des thermomètres mais, au lieu d’aborder ses prospects en leur disant: «Je vends des thermomètres», elle leur a dit: «Je peux vous aider à gérer vos dépenses énergétiques». Bien évidemment, elle ne s’est pas cantonnée à la reformulation de son métier, elle en a aussi tiré toutes les conséquences en matière de compétences à développer. Le coup de baguette magique est d'ordre psychologique. Ensuite, c'est un chemin d'exigence sur lequel on va ou non jusqu'au bout. Un fabricant de céréales pour le petit-déjeuner s’est un jour redéfini comme «quelqu’un qui apporte la santé par l’alimentation». Cela pourrait n’être qu'un artifice de marketing et je crains que, dans certains cas, on en reste aux effets commerciaux d’un nouveau slogan. Il y a toujours des tricheurs.
Je me souviens d’un de mes amis - s’il me lit, il se reconnaîtra - qui a quitté un laboratoire pharmaceutique parce que, de sa mission fondatrice qui était de contribuer à la protection de la santé, cette entreprise était devenue une simple productrice de substances chimiques à vendre aux plus offrants. En fait, elle avait adopté, sans l’exprimer, la même définition que proposait à ses employés le constructeur automobile que j’ai évoqué au début de mon propos. En ce qui la concerne, l’injonction aurait pu se traduire de la manière suivante: «Votre travail n’est pas d’aider les gens à rester en bonne santé, mais de capter des flux financiers». Ce glissement est typique de notre époque. Pendant quelques années, on a d’ailleurs réussi à nous faire croire que la recherche de la performance financière entraînerait de facto toutes les autres performances, qu’on produirait à meilleurs coûts de meilleurs produits et verserait de meilleurs salaires. En réalité, on a surtout multiplié des «capteurs de flux financiers», des objets ou des susbtances dont l’utilité est rien moins que démontrée, et la performance économique s’est faite au prix du découplage production / consommation: on fabrique où c’est le moins cher et on vend où il y a le plus d’argent.
La reformulation du métier de l’entreprise est un levier puissant. Elle n’a pas d’effets que sur elle ou sur l’économie, elle a aussi, si je puis dire, des conséquences anthropologiques. L’entreprise, comme toute organisation, ne fournit pas que des produits, des services ou de la richesse matérielle. Elle est aussi productrice d’humanité - et ce terme recouvre le meilleur comme le pire. C’est un des pouvoirs et une des responsabilités - peut-être la plus essentielle - qu’elle ne peut renier. Selon l'histoire qu'elle se racontera, elle multipliera en son sein les artistes, les héros, les cyniques, les rapaces, les bons petits soldats sans états d’âmes ou les personnes conscientes et éclairées. On peut étendre cela à ses prescripteurs et à ses clients. L’humain est un être de sens. Alors, selon que vous proposerez comme ultime réussite l’utilité de l’entreprise ou la capture des flux financiers, selon que vous actionnerez les leviers de l’égo, de l’égoïsme ou de la générosité, selon aussi que votre discours à l’extérieur sera ou non le même que celui que vous tenez à l’intérieur, vous engendrerez des espèces différentes.
En ces temps non pas de crise mais de métamorphose, il n’est guère d’entreprise qui ne se sente menacée. Le monde que nous avons connu, dont nous maîtrisions et exploitions les logiques, se dérobe inexorablement sous nos pieds. Ma conviction est que l’avenir est bien au delà de ce que nous sommes capables de concevoir aujourd’hui. Nous avançons dans l'inconnu en essayant de ne pas perdre de vue des représentations familières, mais celles-ci coïncident de moins en moins avec la réalité. Les écosystèmes naturels laissent mourir les espèces qui ne leurs sont pas utiles et ce qui est en train d’émerger est un nouvel écosystème. De même qu'une longue-vue au sein d'une purée de pois, les stratégies à objectifs ne sont plus pertinentes. Sommes-nous des fabricants de bougies ou des apporteurs de lumière ? Telle est la question qui peut nous sauver. Elle nous fera découvrir des aspects de nous-mêmes, des compétences, des sensibilités, des capacités qui jusqu'ici étaient secondaires, latentes, voire inaperçues, et qui seront peut-être nos points d'appui de demain. Elle vaut pour les entreprises et les institutions comme pour nous-mêmes.
2 commentaires
Eh oui, mon cher Thierry. Et reformulons les possibilités (et le mission sacrée de l'entreprise) dans la même foulée...
Je me rappelle Jean-François Zobrist citant les paroles de l’Evêvque d’Amiens, lors d’un séminaire sur la
spiritualité au travail. Il disait:
"Dieu a inventé le travail pour valoriser l’homme, et la mission divine que vous avez, vous patrons, c’est d’aider les gens se valoriser par le travail".
Je vois le miracle s'accomplir dans le Groupe Poult par exemple.
Les salariés sont devenus autonomes et responsables. La hiérarchie a disparue. Les gens font confiance aux gens. Chacun a l'occasion de se révéler et de se développer à sa guise, dans le travail... .
L'organisation permet à chacun d'atteindre, s'il le décide, le maximum de ses possibilités. Et cela se fait en équipe, car on ne se développe pas seul, mais au contact des autres.
Christine, chez Poult te dira que chaque personne ainsi "libérée" à son tour impacte sa famille, ses amis, son environnement.
Ainsi, si plus d'entreprises libèrent les possibilités des hommes à s'auto-développer de façon libre et autonome, chacun influendcera par cascade sur sa familles, sa communauté, ses proches, et par extension la consommation, l'éducation, les institutions, l'économie, la politique, la démocratie, la société, ...
As-tu repéré le challenge que propose Open Ideo (les chapions du monde du "design")? Le challenge s'intitule: "How might we identify and celebrate businesses that innovate for world benefit – and inspire other companies to do the same?" (suivre http://www.openideo.com/open/business-impact-challenge/brief.html)
Combien sont-elles les entreprises en France qui osent se confronter à ce challenge: Innover au bénéfice au Monde? Faisons un appel!
J'ai été bien long dans ce commentaire, mais ton texte m'a vraiment touché au coeur de ce qui m'est cher! Merci pour cela.
Eh oui, mon cher Thierry. Et reformulons les possibilités (et la mission sacrée de l'entreprise) dans la même foulée...
Je me rappelle Jean-François Zobrist citant les paroles de l’Evêque d’Amiens, lors d’un séminaire sur la spiritualité au travail: "Dieu a inventé le travail pour valoriser l’homme, et la mission divine que vous avez, vous patrons, c’est d’aider les gens se valoriser par le travail".
Je vois le miracle s'accomplir dans le Groupe Poult par exemple. Les salariés sont devenus autonomes et responsables. La hiérarchie a disparue. Les gens font confiance aux gens. Chacun a l'occasion de se révéler et de se développer à sa guise, dans le travail... .
L'organisation permet à chacun d'atteindre, s'il le décide, le maximum de ses possibilités. Et cela se fait en équipe, car on ne se développe pas seul, mais au contact des autres.
Christine, chez Poult te dira que chaque personne ainsi "libérée" à son tour impacte sa famille, ses amis, son environnement. Ainsi, si plus d'entreprises libèrent les possibilités des hommes à s'auto-développer de façon libre et autonome, chacune de ses personnes influencera par cascade sa famille, sa communauté, ses proches, et par extension cela aura nécessairement des impacts positifs sur la consommation, l'éducation, les institutions, l'économie, la politique, la démocratie, la société, ...
As-tu repéré le challenge que propose Open-Ideo (Ideo, tu sais bien, les champions du monde du "design")? Le challenge est formulé ainsi: "How might we identify and celebrate businesses that innovate for world benefit – and inspire other companies to do the same?" (suivre http://www.openideo.com/open/business-impact-challenge/brief.html)
Combien sont-elles, les entreprises en France, qui osent se confronter à ce challenge: "Innover au bénéfice au Monde"? Faisons un appel, j'aimerais les rencontrer!
J'ai été bien long dans ce commentaire, mais ton texte m'a vraiment touché dans ce qui m'est de plus cher! Merci pour cela.
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