Ces histoires qui créent le monde
30/04/2014
Hier soir, sur l’invitation de l’ami Pierre (1), je me suis retrouvé à Mérignac à donner une causerie sur le thème « Ces histoires qui créent le monde ». Mon premier propos était de montrer les couches culturelles qui, à notre insu - et, quand on s’en rend compte, à notre surprise - continuent d’influencer notre regard, nos attitudes, nos comportements et même nos idéaux. En l’occurrence, je suis parti de ce grand récit de la Genèse et de la Chute dans lequel, selon moi, la nostalgie du paradis perdu est la matrice d’une quête qui a pris les formes les plus variées au cours de l’histoire de l’Occident: celle de la terre promise. Ce récit d’une terre à trouver ou à retrouver manifeste d’abord - et cela ne surprendra pas les narrativistes qui m’accueillent - la puissance des histoires que nous nous racontons: alors que Jérusalem a été rasée par Titus en 70 après Jésus-Christ et ses habitants dispersés, près de deux mille ans plus tard, en 1948, le peuple juif reviendra s’y installer. Mais, même si ce n’est pas la moindre, ce n’est pas la seule ramification de ce mythe primordial. Débordant l’histoire hébraïque, le thème de l’exil et de la Terre promise sera par exemple celui où se reconnaîtront les Pilgrim Fathers, les pèlerins du Mayflower, fuyant vers le Nouveau Monde les persécutions du roi Jacques 1er.
Le paradis dont Adam et Eve sont chassés n’est pas qu’un lieu de bien-être, c’est aussi celui de la domination de l’espèce humaine sur la Terre et sur les espèces vivantes qui l’habitent. Je rappelle ici le texte biblique: «Puis, Dieu dit: faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur toute la terre » (Genèse 1, 26). A cette phrase fera écho, des millénaires plus tard, le projet de Descartes de nous rendre, grâce à la science, « comme maîtres et possesseurs de la nature ». En introduction à ma causerie, j’avais dit que la vie des histoires est comme celle des familles, faite de rencontres, de mariages, de liaisons, de métissages et d’adultères, au point que, progressivement, certains rejetons ne conservent qu’une vague ressemblance avec leurs lointains ancêtres. Alors que, à l’époque des Lumières, la civilisation occidentale creuse sa distance avec la religion, il est frappant de constater que le rêve de la nouvelle pensée reste contenu dans la parole de Yahvé que je citais plus haut. A leur insu, les Lumières héritent donc de la religion leur ambition même. A partir de cette bifurcation - ou pour parler de manière généalogique, de cette nouvelle branche - un autre monde va se déployer: celui de la puissance technique. Nous, hommes et femmes de ce début du XXIème siècle, nous en sommes les héritiers et nous en avons les résultats sous les yeux: la société de consommation issue de notre accroissement de productivité est devenue un cancer galopant qui menace rien de moins que l’avenir de la vie à la surface de la planète. C’est que, si les Lumières ont repris le vieux rêve du paradis biblique, elles ont évacué les perspectives métaphysiques, renfermant ainsi un désir infini dans un monde fini. Et du coup la Terre de la promesse initiale n’est plus à découvrir, à trouver, à retrouver ou à conquérir, elle est - selon l’expression d’Hervé Juvin - à produire. Ambition faustienne et dont on peut douter qu’elle se réalise.
L’instauration d’un rapport technique au monde, lequel est dès lors considéré dans son ensemble comme une ressource, n’est pas l’unique rejeton de la quête de la terre promise. Notre rapport à nous-mêmes est bien sûr radicalement influencé par ce passage d’une vie qui s’étendait dans l’au-delà à une vie réduite à celle de notre corps. Mais, par le biais du calvinisme, si l’on suit la thèse de Max Weber sur les origines du capitalisme, la société elle-même va subir aussi un impact puissant - puissant et destructeur. En 2009, justifiant les primes énormes qu’en plein marasme planétaire il a distribuées à ses collaborateurs aussi bien qu’à lui-même, Lloyd Blankfein, patron de Goldman Sachs, déclare simplement: « Nous faisons le boulot de Dieu ». On ne peut se contenter de relever le cynisme arrogant de cette déclaration: il faut, pour la comprendre, en discerner les origines culturelles. Là encore, si l’on fait un travail de généalogiste, on va trouver un métissage voire une relation adultérine. Selon Calvin, Dieu manifesterait dès cette vie sa bienveillance envers ceux qu’il a élus en bénissant leur réussite terrestre. Darwin, quelques siècles plus tard, va bien involontairement fournir une rallonge à ce récit. Dans « La sélection des espèces », il va montrer que la vie se déploie à travers la survie des plus aptes. Vous entendez la résonance entre le récit protestant et le récit darwinien, entre les hommes qui réussissent et les espèces animales ou végétales qui conquièrent la pérennité ? Au grand dam de Darwin, Herbert Spencer transposera sa théorie à la gestion des sociétés humaines et justifiera ainsi sa conviction qu’il ne faut ni aider le pauvre ni entraver le riche. Pour parler crûment: laissons mourir les pauvres s’ils ne sont pas capables de s’arracher eux-mêmes à leur sort, de sorte que les riches puissent prospérer. Surtout, ne faisons pas des misérables un fardeau qui pourrait limiter la liberté de mouvement et l’enrichissement des plus forts. L’enrichissement en soi est une bonne chose, quels que soient les moyens utilisés, puisqu’il est la manifestation de la vie à travers la réussite des individus qui en sont capables. La bonne conscience inébranlable des spéculateurs et de ceux que vous traiteriez d’exploiteurs a là son origine. Le « boulot de Dieu » qu’évoque le grand prêtre de Goldman Sachs n’est donc autre que l’élimination des animaux stupides, faibles et malades. Ne vous étonnez plus, dès lors, des traitements administrés à la Grèce, au Portugal, à l’Espagne et maintenant à la France. Ne vous étonnez pas de l’évacuation de « l’esprit des années 45 » et de ses acquis dont Ken Loach vient de nous rappeler fort opportunément la grandeur aujourd’hui conspuée (2). C’est l’effet d'une variation singulière du récit originel.
Comme le rappelait Pierre, une lecture psychanalytique du mythe pourrait évoquer aussi la plénitude de notre expérience dans le milieu aquatique de l’utérus maternel, avant notre expulsion dans le redoutable monde extérieur. Le grand récit donnerait ainsi une signification transcendante à notre vécu originel le plus intime. Notre vie d’après la naissance ne serait donc rien d’autre que la recherche plus ou moins effrénée et anxieuse d’un remède à la nostalgie, au manque, à l’angoisse qui nous habitent depuis que nous avons été arrachés à ces quelques mois de bonheur océanique. Si vous imaginez les conséquences extraordinaire, en bien comme en mal, que peut engendrer cette quête et la reliez au phénomène biologique qui en est l’origine, c’est tout simplement vertigineux: neuf mois au plus suivis d'un accouchement de quelques minutes à quelques heures, puis toute une vie qui, dans son développement, va percuter d’autres vies, parfois en grand nombre et, je le redis, pour le bien ou pour le mal. Cela donne soudain un sens pour moi à une image qui m’était restée mystérieuse, celle de l’embryon à la fin du film de Stanley Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace. Si l’on admet l’hypothèse psychanalytique, la question que l’on pourrait alors se poser est: comment - c’est-à-dire: par quel récit ? - traiter cette nostalgie afin de n’en conserver que les effets et les ressorts positifs ? Car cette histoire qui nous traverse peut charrier des conséquences redoutables. Le XXème siècle a été celui des épouvantables tentatives de créer le paradis sur terre. Il a aussi produit deux prophètes dont les oeuvres gardent aujourd'hui encore toute leur valeur d’avertissement et d’admonestation: Aldous Huxley, auteur de Le Meilleur des Mondes, et George Orwell, auteur de 1984.
Nous voici dans le monde qu’a créé l’idéologie opposée, celle qui nous a d‘abord proposé les loisirs et la consommation, et qui, subvertissant la démocratie, est en train d’inverser la flèche de l’histoire en ne nous promettant plus - au nom d’une santé économique future - que l’appauvrissement. Nous voici, cependant, avec, plus forte peut-être que jamais, cette nostalgie qui continue à nous faire rêver d’un paradis terrestre. Mais, comme le constate Lyotard, quel grand récit aujourd’hui se propose-t-il de lui donner forme ? Nous sommes majoritairement revenus de tout, des grandes idéologies comme de la foi en la science et en la technique. L’avenir de la planète, nous le voyons comme un mur vers lequel nous courons comme des zombies au nom d’une croissance qui, si l'on renonce à la naïveté, n’est plus qu’une incantation dérisoire et abusive. Si nous regardons du côté de l’imaginaire des masses contemporaines, on trouve un thème dont la récurrence significative pourrait n’être que le kaléidoscope d’un même récit désespéré: celui d’une humanité qui a traversé une apocalypse et qui doit rebâtir en évitant - mais comment ? - les erreurs du passé. Dans un film récent, Hollywood a même appelé en renfort l’archétype de ces histoires, celle du Déluge: l’humanité a trahi la Création et pour sauver cette dernière Dieu décide d’un grand coup de karsher.
L’humanité d’aujourd’hui, dans la mesure où elle est consciente des menaces écologiques et politiques qui pèsent sur elle et où elle se sent comme Gulliver prisonnière de mille liens lilliputiens qui l’empêchent de se prendre en main, se projète dans un grand nettoyage magique dont elle a autant peur qu’envie et qu'elle ne se sent pas capable de faire. Le cinéma, je l'ai souvent dit ici, dans la mesure où il rencontre un public révèle l'inconscient de celui-ci. Selon l’inspiration du scénariste, ce sera l’impact d’une météorite, le refroidissement brutal de la planète, la sixième extinction, dans tous les cas une catastrophe purificatrice. Mais parfois, on n’ose même pas se représenter la forme que prendra le « feu de Dieu » (3) ou le déluge et l’on se retrouve dans un monde d’après, chaotique, dangereux, pire peut-être que l’ancien, sans savoir ce qui au juste nous a conduits là.
Devant les immenses défis de notre époque, l’humanité a d’abord besoin d’espoir. Mais pas de n’importe lequel. Elle a le besoin urgent d’un espoir qui soit compatible avec la vie de la planète. Faute d’un tel espoir, elle s’effondrera. Elle a donc besoin d’un grand récit qui lui parle des nouvelles noces qu’elle peut célébrer avec le monde. Au sein du groupe chaleureux qui m’a accueilli hier soir à Mérignac, une amie a évoqué la possibilité que ce grand récit soit en train de se construire, non pas dans le cerveau d’un grand poète comme Homère ou d’une pléiade comme les auteurs de la Bible, mais d’abord de manière capillaire, vernaculaire, partout où des gens prennent l’initiative de ne compter que sur eux-mêmes pour vivre différemment et refonder la société humaine. Ces expériences, quand on les observe, ont déjà une thématique commune: pour faire court, celle de la sobriété heureuse et du lien social régénéré. On peut imaginer que la répétition de cette multitude d’histoires microscopiques converge progressivement pour former le grand fleuve qui nous portera vers un autre avenir que celui qui nous guette aujourd’hui. J’en accepte l’augure tout en y apportant une réserve. Selon moi, le monde extérieur sera toujours le reflet de notre monde intérieur. Tant que nous n’aurons pas trouvé d’abord ce Royaume de Dieu dont le Christ a dit qu'il est à l’intérieur de nous, c’est-à-dire tant que nous n’aurons pas accepté que la terre promise est intérieure, nous ne pourrons que construire des leurres dans le monde matériel. Ce que Gandhi avait aussi parfaitement compris quand il déclarait: « Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde ».
Merci Pierre, et merci à vous, amis de la Fabrique narrative de Bordeaux, de m’avoir donné l’occasion de partager ces quelques idées.
(1) Pierre Blanc-Sahnoun http://whitespiritnarratives.com/pierre-blanc-sahnoun/
(2) http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=208289.html
(3) Roman post-apocalyptique de Pierre Bordage.
2 commentaires
Un grand merci à toi Thierry de nous avoir fait le plaisir et l'honneur de cette "causerie" de très grande qualité. Pour ma part, je retiens le parallèle très saisissant que tu as fait entre les rites sacrificiels des Incas et notre vénération de l'économie de marché qui nous conduit également à effectuer des sacrifices rituels.
Je pense (en tout cas j'espère) que tu nous "couves" un nouveau bouquin et je m'en réjouis.
Amitiés
Pierre
En accord parfait. Merci
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