Apocalypto
02/05/2014
Sous les grands récits que j’évoquais à Mérignac (1) et qui relèvent d’un courant culturel spécifique, il peut y avoir des archétypes communs à l’ensemble de l’espèce humaine. Quelle civilisation, par exemple, est-elle plus lointaine de la nôtre que celle des Aztèques ? Dans son film Apocalypto (2006), Mell Gibson donne une reconstitution épouvantable d’une des cérémonies sanglantes qui se pratiquaient en grand nombre sous le règne de Montezuma, le dernier empereur de Tenochtitlan. Des captifs sont conduits au sommet d’une pyramide où un prêtre armé d’un poignard d’obsidienne leur ouvre la poitrine afin d’en arracher leur coeur encore palpitant. Quel récit peut donc bien fonder une telle horreur ? Celui du soleil qui apparaît et disparaît, celui de la peur qu’il ne resurgisse pas, celui des sacrifices à accomplir pour lui donner la force de revenir. Nous nous sentons, n’est-ce pas ?, infiniment différents de ces barbares et nous ne savons trop ce qui l’emporte du ridicule de leurs croyances ou de l’horreur de leurs pratiques. Cependant, si nous allons à la structure qui se dissimule derrière l’exotisme et l’horreur, voilà des gens qui ne sont pas aussi éloignés de nous que nous avons plaisir à le croire. Cette structure, que j’ai baptisée « Le sacrifice et la faveur », est faite selon moi de cinq éléments: une divinité - ou, si vous préférez, une idole - un récit, une peur, une activité rituelle et des immolations. En ce qui concerne les Aztèques, la divinité est le Soleil qui apporte chaleur et lumière, et le récit est celui de ses apparitions et de ses disparitions quotidiennes; la peur est qu’il ne resurgisse pas des ténèbres nocturnes, l’activité rituelle est la guerre qui permet de capturer des prisonniers que - cinquième élément de la structure - l’on immolera au sommet du téocalli.
Si je prends le grand récit qui, se substituant à celui de la religion, façonne aujourd’hui notre vie, je ne trouve pas grande différence entre les superstitions des Aztèques et nos propres comportements. Je dirai que la divinité du monde dans lequel nous croyons est l’Economie matérielle. De quoi les grands médias parlent-ils sans relâche, chaque jour que Dieu fait ? De l’économie. Quel est le récit que l’on peut discerner en filigrane de cette obsession ? Celui de la croissance qui, à l’instar d’Huitzilopochtli, engendre la vie. Quelle est, maintenant, la peur issue de notre expérience comme, pour les Aztèques, de l’observation du cycle circadien et des éclipses ? D’évidence, celle d’un arrêt de la croissance. Quelle est l’activité rituelle au moyen de laquelle nous essayons de conjurer cette peur ? La guerre économique. Quelles sont les immolations que les grands prêtres, du haut de leurs pyramides médiatiques, nous invitent sans cesse à pratiquer afin que la Divinité revienne des ténèbres où elle s’endort ? Celles des emplois, des acquis sociaux, de la beauté et de la convivialité. L’Occidental moderne peut ne pas se décorer de plumes de perroquet: il n’est qu’une des multiples métamorphoses de la grenouille de bénitier: il écoute le clergé de son époque, agenouille son sens critique devant ses incantations gesticulantes et accepte les sacrifices qu’on lui demande. Pis que tout: il espère encore en l’efficacité de ces derniers. En novlangue, on pourrait résumer ce crédo en disant: la mort est la vie. Une illustration ? Les bulletins de santé de la Grèce, du Portugal et de l’Espagne dont se congratulent actuellement nos eurocrates et autres émules de Goldman Sachs pendant que les peuples de ces pays s’enfoncent dans la misère.
Il y a une histoire qui ne nous vient pas d’une tradition religieuse mais de l’imagination d’un écrivain et que nos contemporains ont adorée, au moins dans la version cinématographique qu’en a donnée Peter Jackson: celle du Seigneur des Anneaux. Je ne sais pas si vous aurez relevé ce détail tout au début du roman: la demeure de Frodon, le futur héros, s’appelle « Cul-de-Sac ». Je pense que ce n’est pas de la part de Tolkien qu’une indication géographique. Il a imaginé un petit peuple paisible et quelque peu infantile: les Hobbits. Les délices un rien plan-plan du quotidien dans leur village me font penser à l’apologue de la grenouille qui cuit dans l’eau tiède, trop lentement pour qu’elle ait le réflexe de sauter hors de la marmite avant que la température s’accroisse et qu’elle soit complètement affaiblie. C’est à peu près la situation des Hobbits, trop occupés à leurs travaux et à leurs divertissements, au doux écoulement des jours, pour avoir la conscience du péril qui pèse sur le monde. Un péril - c’est à relever - lié à l’idée d’un pouvoir morbide qui pourrait s’accroître mortellement. Dans un premier temps, Frodon, que le mage Gandalf a alerté, hésite pourtant à quitter sa ferme, son village et ses amis. Mais, du point de vue de sa vie et de son destin, le nom de sa maisonnette prend là tout son sens: cette existence travailleuse mais insouciante, repliée douillettement sur elle-même, n’est qu’un cul-de-sac. La fable de Tolkien ne nous parle-t-elle pas de nous ? Ne sommes-nous pas, collectivement, dans un cul-de-sac et confrontés à l’extension colossale d’un pouvoir morbide ? Ne sommes-nous pas, comme Frodon, informés de la menace et hésitants à nous engager ? Mais le cul-de-sac est-il autre chose que le choix du sentiment d’impuissance auquel nous invite le Système ? Grenouilles, l’eau est encore tiède, si douce, peut-être le restera-t-elle !
Joseph Campbell (1904-1987) a passé une partie de sa vie à recueillir les histoires qui se racontent au sein des cultures traditionnelles les plus diverses que l’on puisse trouver à la surface de la Terre. Il a découvert qu’elles partageaient une structure commune, qu’il a résumée sous le titre: « Le voyage du héros » et qui sous-tend d'ailleurs l'histoire imaginée par Tolkien. Il y a le monde tel qu’il est, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, et il y a le héros. Qui, tout au début, n’est pas du tout un héros. Et, d’ailleurs, quand l’aventure lui fait signe, il détourne d’abord les yeux et s’efforce d’écouter d’autres voix. N’est-il pas suffisamment heureux dans sa vie du moment ? En outre, a-t-il autrement que dans ses rêves l’étoffe d’un risque-tout ? Mais l’invitation se représente. Elle se fait pressante car il y a de grands enjeux. Alors, il finira par se mettre en marche. Les initiatives microscopiques mais bien vivantes et pullulantes qu’évoquait mon interlocutrice de Mérignac - les Incroyables comestibles, les monnaies locales, les AMAP, les Accorderies, les jardins partagés, etc. - ce « Million de révolutions tranquilles » dont Bénédicte Manier a fait un livre (2), cette efflorescence dont Catherine Berthillier a fait un site (3) - pour ne citer qu'elles - ne sont-elles pas la marque repérable d’autant de Frodon qui, devant les menaces qui s’amoncèlent, ont décidé - chacun à sa manière - « d’y aller » ?
Le Voyage du héros, dans son sens profond, avant d'être le récit d'un monde à sauver est celui d'une transformation personnelle. On le voit bien, à la fin du Seigneur des Anneaux, quand Frodon doit livrer le combat ultime, non pas une fois encore contre une hideuse créature, mais contre son propre désir de conserver l'anneau maudit. S'il succombe, sa quête et ses combats n'auront servi à rien et le monde sera livré au Mal. En nous rappelant la célèbre formule de Gandhi : "Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde", le Voyage du héros ne serait-il pas le récit qui va nous permettre de créer un monde nouveau ?
(1) Cf. chronique précédente: Ces histoires qui créent le monde.
(2) Bénédicte Manier, Un million de révolutions tranquilles, éditions Les liens qui libèrent, 2012.
2 commentaires
Merci Thierry pour ce billet. En écho deux billets récents du blog de Paul Jorion:
Le robot n’est pas celui qu’on croit… >>
http://www.pauljorion.com/blog/?p=64512
et Réalité diminuée >>
http://www.pauljorion.com/blog/?p=64082
Deux manières de questionner l'Histoire Dominante et de se dire que peut-être nous ne sommes pas où nous croyons être, tout malins et enrichis que nous sommes de tes réflexions Thierry :-)
Merci Thierry pour cette très belle "transversale", qui relie contes, religions, croyances et idéologies de manière très convainquante. Et oui, les héros, c'est nous!
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