Des maux et des mots
21/06/2014
Dans le roman humoristique de mon enfance, Trois hommes dans un bateau, Jerome K. Jerome raconte qu’il ne peut feuilleter un dictionnaire de médecine sans croire reconnaître en lui les symptômes de toutes les maladies qui lui tombent sous les yeux. Il échappe seulement, précise-t-il tout de même, à l’escarre du genou de la femme de ménage. Au delà de ce qu’il y a de drolatique dans cette confidence, l’auteur parle évidemment de peur, et il nous parle de nous. Le fait que la peur trouble la perception que nous avons de nos sensations internes, voire peut-être les engendre, mériterait à lui seul de nous alerter sur les interactions du psychisme et du physique. Car, enfin, pour que nous ressentions dans notre corps le produit de notre imagination, il doit bien s’y passer quelque chose de physiologique. Or, dès lors qu’il se passe quelque chose de cet ordre, on peut supposer qu’en fonction de l’intensité, de la durée et des combinaisons éventuelles de ces phénomènes, des effets à plus ou moins long terme sont envisageables.
Le rapport que nous entretenons avec les maladies, avec celles qui élisent domicile en nous mais aussi avec l’idée elle-même de la maladie, mériterait d’être étudié tout autant que les substances bien matérielles qu’on va nous faire absorber pour nous soigner. Si le chien de Pavlov, parce qu’il entend une cloche, est capable de produire des sucs gastriques avant même que la nourriture soit arrivée dans sa gamelle ou qu’il en ait perçu l’odeur, alors bien des choses sont imaginables quant à la manière dont ce que nous appelons « la conscience » peut influer sur ce que nous appelons « le corps ». Il est indéniable que nous créons notre milieu intérieur et que celui-ci va favoriser l’apparition en nous de tel ou tel dysfonctionnement ou au contraire le corriger. C’est une évidence en ce qui concerne notre hygiène de vie: ce que nous mangeons, buvons, respirons, l’exercice que nous donnons ou ne donnons pas à nos poumons, à notre système cardio-vasculaire font la soupe primordiale d’où émergent la santé ou la maladie. Mais nos états psychologiques et leurs routines ? Quand nous pensons à un sujet d’angoisse ou au contraire de bonheur, à un objet de répulsion ou au contraire de désir, ne modifions-nous pas par là même nos sécrétions ? Alors, si nous avons de manière récurrente ou obsessionnelle des peurs, des frustrations ou des colères, ne créons-nous pas un milieu intérieur délétère qui favorisera le développement des maladies ? Plus insidieusement, comme le film What the beep do we know en présentait l’hypothèse, de même que notre corps réclame l’alcool ou la drogue que nous avons pris l’habitude d’ingérer, ne s’établit-il pas en nous une forme d’addiction à ce cocktail d’hormones que produisent nos états psychologiques répétés, addiction qui explique comment ce dont nous cherchons consciemment à nous débarrasser résiste à nos efforts ?
La maladie a ses effets propres sur nous, elle peut être décrite en termes matériels - substances, microbes, cellules, lésions, etc. - mais vue ainsi elle ne constitue qu’une couche du phénomène. Il convient de ne pas oublier les autres, dont celle issue de notre psyché. Quand vous tombez malade, l’histoire que vous vous racontez - la deuxième couche - met en lumière le rapport que vous entretenez avec vous-même et avec votre corps. Si vous êtes dans le fantasme du guerrier, vous serrerez les dents, demanderez au médicastre la dose maximale d’antibiotique ou d’analgésique et vous remonterez au front comme si de rien n’était. Votre corps blessé et souffrant n’est qu’un cheval qui doit apprendre à ne pas broncher ou un char qui ne saurait tomber en panne. Mais, devant la même agression, vous pouvez aussi vous sentir abattu, découragé, voire humilié: c’est bien votre veine d’être aussi fragile, de succomber au moindre courant d’air, de traîner ce compagnon débile qui vous trahit! Le sentiment d’infériorité en profitera pour gagner un peu plus de terrain dans l’image que vous vous faites de vous-même. Autre scénario, si vous avez comme moi une pente à l’hypocondrie: vous spéculerez sur l’existence, derrière le symptôme banal, d’une maladie grave traitreusement dissimulée, comme une araignée à l’affût au coeur de sa toile. Il y a, bien sûr, d’autres options: par exemple se dire que cette grippe ou cette angine tombe bien à propos et va vous permettre de souffler quelques jours. Suivant les périodes et les circonstances, je me suis personnellement raconté toutes ces histoires, celle du héros qui y va coûte que coûte, celle du petit malheureux dont il faut bien que, révélée au grand jour, la faiblesse qu’il cherche à dissimuler le trahisse, celle de la perfidie des Parques, et quand même aussi celle du « bon usage des maladies ».
A la suite d’une prise de conscience décisive, je m’en suis un jour raconté une autre: les contes que nous nous faisons varient aussi en fonction de la gravité du mal qu’on nous annonce. En l’occurrence - c’était il y a un quart de siècle - il s’agissait de rien de moins qu’une tumeur de la thyroïde. J’étais dans la tourmente de deux ou trois années infernales qui menaçaient de se prolonger indéfiniment et, quelque peu ouvert par mes lectures aux concepts de la psychosomatique, je me suis dit qu’il y avait un rapport entre cette apparition indésirable et la vie que je subissais. Et je crois que le mot important et juste est bien « subir ». Car on peut avoir la vie dure, mais il y a une différence radicale entre subir sa vie et la gouverner, fût-ce au milieu des bombes. J’étais dans la survie, je n’avais pas plus de perspectives que l’écureuil dans sa cage qui à chacun de ses pas la fait tourner dans le même sens. Comprenez que, comme l’écureuil, j’étais complice du manège - et en fait c’est ce qui nous arrive à tous. Il ne me venait même pas à l’idée d’en descendre. Cette tumeur m’a rendu un service inappréciable: j’ai eu la peur de ma vie et j’ai compris que, si je ne voulais pas y laisser la peau, je devais m'arracher à mon propre marécage. C’est-à-dire, à l’inverse d’Ulysse, me détacher du mât où je m’étais enchaîné, enlever la cire de mes oreilles et entendre le chant des sirènes, aller vers un avenir riche de possibles encore invisibles plutôt qu’entretenir une agonie(1).
Cependant, s’agissant de l’histoire que vous vous racontez à propos d’un mal qui vous atteint, il y a davantage encore. Il y a la possibilité que cette histoire, ce regard sur la maladie, sur votre corps, sur vous-même, influe sur vos capacités de guérison. Bien que - selon l’expression célèbre de Claude Bernard - on n’ait pas trouvé d’âme sous le scalpel de la dissection, quel est le médecin qui n’a jamais évoqué devant un patient l’importance du « moral » ? Comme s’il y avait, en nous, un principe à la fois suffisamment lié et indépendant de notre corps pour ne pas être déterminé par lui mais, au contraire, être en mesure d’avoir sur lui une influence. Parlons de l’effet placebo, par exemple, qui pourrait nous suggérer d’autres approches en matière de soin. Au lieu de le balayer d’un méprisant revers de main, demandons-nous comment il fonctionne: si le principe de guérison n’est pas dans le produit ingéré, n’est-ce point qu’il est en nous ? Mais, à la vérité, si j'en reviens à l'utilité d’avoir le moral, est-ce si simple ? On peut faire bonne figure, mais notre sourire forcé plonge-t-il ses racines suffisamment loin, atteint-il la strate en nous où notre état peut se régénérer ? Ce serait sans compter avec l’effet nocebo, quand nos croyances négatives plus ou moins enfouies font barrage et nourrissent le mal. Je ne sais pas si mon observation était juste, mais au temps de ma jeunesse j’avais été frappé par la dégradation subite qui s’emparait des personnes de mon entourage à qui on venait d’annoncer un cancer. Je m’étais alors demandé - et je me demande encore - si le fait d’imaginer cette maladie à l’oeuvre au sein de notre organisme ne la dope pas. Le chirurgien américain Bernie Siegel a compris que, si l’on voulait stimuler le processus de guérison, il fallait atteindre les profondeurs où se forgent nos croyances et nos fantasmes. Pour cela, il demande à ses patients de dessiner leur maladie, puis, toujours par l’intermédiaire des crayons et des couleurs, il les amène à se représenter la puissance de la vie qui est en eux et de ses capacités de guérison. Je ne peux m’empêcher d’y voir le travail d’un disciple de Michael White qui va rencontrer son client au sein de l’histoire peu porteuse qu’il se raconte et l’aide à trouver en lui-même les matériaux d’une réécriture. Dina, Pierre (2), qu’en pensez-vous ?
(1) Dans Commencements n° 4, vous trouverez une histoire plus dramatique que la mienne, mais assez similaire: celle de Guibert del Marmol.
(2) Dina Scherrer http://www.dinascherrer.com et Pierre Blanc-Sahnoun http://whitespiritnarratives.com/pierre-blanc-sahnoun/, coaches narratifs.
1 commentaire
Salut Thierry, la médecine narrative est en plein développement en effet. Sa figure la plus connue est Rita Charon à qui nous avons consacré un article dans Errances Narratives à la suite d'une conférence qu'elle avait donnée à Paris : http://www.lafabriquenarrative.org/blog/explorations/medecine-narrative-le-compte-rendu.html
L'idée centrale est que l'histoire que le patient se raconte sur sa maladie et le soutien dont il dispose autour de lui ont une influence décisive sur sa guérison, voire sur ses chances de survie dans le cas de maladie grave. Et surtout que le patient possède un savoir et des compétences sur sa maladie d'une valeur inestimable pour ls soignants.
Merci de m'avoir rappelé Jerome K Jerome et "Trois hommes dans un bateau" qui a été pour moi la découverte qu'un livre pouvait faire hurler de rire. Je suppose que c'est un peu daté maintenant comme humour...
Des bises,
Pierre
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