Prospective des mythes
29/06/2014
Donnant il y a peu, dans le cadre d’un séminaire, une conférence sur la prospective, après avoir succinctement évoqué les bases de la démarche - l’exploration de nos environnements multiples, de leurs intrications et de leurs tendances - je faisais une remarque sur un sujet qui me tient particulièrement à coeur: ce que l’on a coutume de laisser de côté. La plupart des démarches pèchent à ne s’intéresser qu’aux données matérielles et aux choses constatables. On fait de la prospective comme si la finance, l’économie, la technologie, la démographie, l’état actuel de la science, etc. avaient une emprise exclusive ou en tout cas déterminante sur le monde. Du coup, on en oublie certains des ressorts de rupture.
Par exemple, le principe d’Archimède: tout corps plongé dans un liquide reçoit de celui-ci une pression égale au poids du liquide déplacé. Vous allez me dire: que vient faire ici le penseur antique et son expérience de baignoire ? Il vient nous rappeler, tout simplement, que toute action engendre une réaction et que tout courant, aussi puissant soit-il et peut-être justement à la mesure de sa puissance, peut provoquer une cristallisation des résistances jusqu’à se faire retourner. N’est-ce pas, par exemple, ce que nous vivons aujourd’hui avec la multiplication des euro-sceptiques ? Ne sont-ce point, autre exemple, les abus de pouvoir de la médecine moderne qui font fuir de plus en plus de patients vers d’autres formes de soin ? Ou encore l’expansion arrogante et cynique des multinationales qui conduit des gens de plus en plus nombreux à imaginer une autre manière de vivre afin de ne pas nourrir la puissance de ces pieuvres en consommant leurs produits ? Que celui qui doute du principe d’Archimède fasse l’expérience d’un « plat » la prochaine fois qu’il plongera dans la piscine!
Mais, comme pour la Révolution française, le moment où s’inversera le flux ne sera pas forcément à l’apogée du mouvement - lorsque Louis XIV établit la monarchie absolue - mais quand, sous les effets du mouvement lui-même, le rapport de pouvoir entre les protagonistes s’est insidieusement modifié: quand Louis XVI le débonnaire se retrouve face à une classe intellectuelle qui a eu le temps de réfléchir et de se doter d’une doctrine. Alors, une nième disette, pas forcément la pire, cristallise le potentiel de retournement, et l’histoire, subitement, s’emballe et sort du chemin tracé d’avance. Tout cela pour dire que ce n’est pas parce qu’une tendance se renforce constamment qu’il est assuré qu’elle l’emportera: elle se crée peut-être progressivement autant d’ennemis, et peut-être davantage bientôt, qu’elle a de partisans. Et ces ennemis, au surplus, deviennent de plus en plus conscients et avisés.
Parmi les facteurs qui façonnent le futur, je trouve aussi qu’on a trop tendance à donner le primat - mais cela parce qu’elle est mesurable - à la force des choses sur les productions de notre psyché. Croyez-vous qu’un prospectiviste oeuvrant à Rome vers l’an 40 de notre ère aurait prévu la victoire finale du christianisme ? Je pense d’abord qu’aveuglé par la puissance toute neuve de la Ville, il aurait été tenté de voir celle-ci indestructible. C’est notre lot à tous: ce qui occupe nos sens occupe aussi notre cerveau et le présent s’y donne des allures d’éternité. De même, Priam jusqu’au dernier moment n’a pu imaginer que Troie pût être détruite. Alors, aveuglé également par le prestige de la race qui vient de conquérir l’univers, notre futurologue latin n’aurait probablement eu aucune curiosité pour les peuples vaincus. Que pourrait-on trouver de bon dans le 9-3 de l’époque ? Quel germe d’avenir - vous plaisantez ! - pourraient bien se cacher chez les Barbares ? Et vous imaginez, en 1940, la France de la débâcle se redresser en 1944 ? Se projeter dans le futur sans la volonté de faire un pas de côté, de douter, c’est croire en l’immortalité de ce que l’on a sous les yeux: la puissance, la richesse, la réussite - ou, à l’inverse, selon ce que l’on observe, l’abaissement et la capitulation.
En tout cas, si notre prospectiviste avait eu le génie d’imaginer la fortune du christianisme, ce n’aurait pas été à la seule lumière d’un tableau de chiffres. Plus que des statistiques et du raisonnement, il aurait nécessairement usé d’un microscope et de l’intuition. Quel Romain de bon goût se serait-il d’ailleurs intéressé à ces étranges immigrés du moyen-orient dont l’empereur Marc-Aurèle trouvait qu’ils sentaient mauvais ? Quel intellectuel du règne d’Auguste serait-il allé assez loin dans son investigation des bas-quartiers de la Ville pour repérer, au sein de cette population méprisable, une religion naissante et supputer sa capacité d’expansion ? Quel sage de l’époque aurait-il osé l’hypothèse que cette croyance étrange en un homme que l’on avait crucifié comme un voleur prendrait le pas sur la science et la philosophie ? Aujourd’hui, avec deux mille ans de recul, on a beau jeu de montrer pourquoi il devait en être ainsi. Et encore, expliquera-t-on doctement que les conquêtes de l’empire avaient favorisé la diffusion dans celui-ci des croyances les plus exotiques. Que la pax romana et les voies romaines favorisaient la circulation des armées mais aussi celle des marchandises, des idées et des croyances. Que la diaspora juive a été l’accélérateur de la diffusion des Evangiles. Mais peut-on en rester à ces considérations de logisticiens ? Ne laisse-t-on pas de côté ce qui s’est passé au sein de certaines âmes, quelque chose de si puissant qu’aller au martyre a été l’acceptation de toute une population et que, quelques siècles plus tard, la religion de ces gueux, renversant le polythéisme officiel, est devenue religion d’état ?
Il y a quelques années, devant l’aveuglement de ma génération, devant sa surdité aux avertissements des Meadows et autres Reeves, devant son égoïsme et son incapacité à réfréner sa consommation destructive pour en laissez un peu à ses entants et à ses petits-enfants, je m’étais demandé si, en fait, plutôt que d’information, de lucidité ou de courage, nous ne souffrions pas surtout de l’absence d’un mythe qui nous aidât à nous transcender. Les premiers martyrs chrétiens allaient au devant d’une épreuve bien plus redoutable que la frugalité dont nous devrions décider aujourd’hui, mais ce qui les animait n’avait rien d’une analyse rationnelle: c’était la puissance d’une foi. Cette foi montrait le pouvoir de l’âme dès lors qu’elle a un point d’appui, autrement dit: un mythe. J’avais alors commencé à écrire un papier que, je crois, je n’ai jamais publié: « Avons-nous besoin d’un mythe pour sauver la planète ? ». Je voyais, périodiquement, dans les productions holiwoodiennes, resurgir ici et là de grands mythes et je me languissais qu’un ethnologue s’intéresse un jour au phénomène sous l’angle d’un catalyseur d’énergie disponible.
Or, voilà que, la semaine dernière, au détour d’un « post » sur Facebook, je découvre Christian Gatard et son livre qui vient de sortir: « Mythologies du futur ». Enfin, quelqu’un qui a compris que c’est dans l’imaginaire des peuples et non dans les statistiques que se préparent les nouvelles formes de la vie et de la société. Que le monde qui est là, que nous appréhendons à travers des données, doit, pour se réaliser vraiment, être accepté, trié, transformé ou rejeté par les hommes et les femmes, et que les enzymes de ces opérations sont les mythes qui nous habitent et parfois s’emparent de nous. Le dénuement de l’Allemagne d’après la première guerre mondiale ne devait pas nécessairement la conduire au nazisme. Issu de la réactivation d’archétypes tutélaires et des frustrations collectives, le mythe s’est présenté, il a recruté tout un peuple, et on connaît la suite.
Gatard porte sa lanterne dans les recoins les plus inattendus, débusque des personnages emblématiques et nous dépeint une ménagerie de chimères avec la jouissance frémissante - de peur parfois - d’un explorateur. Son regard révèle ce qui, à nos yeux insuffisamment exercés, se montre encore diffus, mêlé, indifférencié. Au vrai, nous baignons aujourd’hui dans une sorte de chaos des mythes qui n’a pas encore accouché. Nous sommes dans une caverne des ombres et les histoires qui s’y cherchent - que Gatard appelle Plan A, B et - surtout - C qui est à inventer - ne semblent pas encore avoir « pris », comme on le dit du ciment ou de la mayonnaise. Tout peut encore sortir de cette boîte dont on espère qu’elle ne sera pas une fois de plus celle de Pandore. En tout cas, nous enjoint l’auteur, il appartient à chacun d’entre nous de trouver son mythe - celui qui lui donnera l’énergie de vivre et, s’il le veut, de se transformer.
Christian Gatard, Mythologies du futur, préface de Michel Maffesoli, éditions l’Archipel, mai 2014.
1 commentaire
Excellent ton papier Thierry ! Tu ouvres des perspectives très intéressantes et donne réellement envie de lire le livre de Christian Gatard. Merci de ta contribution. Gérard.
Les commentaires sont fermés.