Le choc des récits
24/08/2020
Je sais que je vais simplifier, et certains diront à outrance, mais je n’ai pas le désir d’écrire un traité, juste celui d’ouvrir une piste de réflexion. L’apparition de l’homme dans le processus de l’évolution des organismes vivants est celle d’un niveau particulier de conscience. Ce niveau de conscience aspire à donner un sens à sa présence au monde et cette aspiration engendre une multitude de spéculations qui prennent la forme de récits, genèses, aventures héroïques et apocalypses. Je considère qu’aujourd’hui, collectivement, nous assistons au choc non pas des civilisations mais des récits et singulièrement de deux grands récits qui balisent la bifurcation que nous avons devant nous. Quels sont-ils ces deux grands récits entre lesquels l’humanité va devoir choisir sa destinée ? D’une part le récit darwinien, de l’autre le récit évangélique.
Quand je parle du récit évangélique, je ne parle pas d’adhésion à une religion. Je me réfère seulement à l’histoire qui, au cours de deux millénaires, a irrigué d’innombrables âmes sincères. Je parle de la vie et de la prédication du Christ telles que l’Evangile les relate. Quant au récit darwinien, il s’agit du détournement opéré par Herbert Spencer et ses héritiers de la pensée de Darwin afin de transposer l’amoralité de la sélection des espèces à l’univers humain et social.
Le darwinisme social pourrait avoir pour devise le Vae victis - Malheur aux vaincus ! - de Brennus. Il considère que, selon les « lois de la nature » qu’il a retenues, l’aptitude à s’enrichir est un signe de supériorité et qu’à l’inverse l’échec appelle pour sanction la disparition pure et simple. Pour Spencer, la vigueur de la race humaine exige que l’on n’aide pas les perdants, les « riens » comme certains les nommeraient chez nous, car ce faisant on encombrerait de faibles et d’inadaptés l’élite de l’espèce. Vous imaginez un aigle dont l’envol devrait compter avec tous les ratés qui s’accrochent à ses pattes ? Atteindrait-il les cimes ? Pour la même raison, on ne doit pas empêcher, pénaliser ou limiter l’enrichissement, et pas davantage prendre en compte l‘éventuelle immoralité de ses moyens: dans la nature, la seule morale, c’est d’avoir le dessus. Si tu réussis dans cette jungle, tu accèdes à la légitimité, tout t’est permis et tu peux prétendre à diriger le monde. C’est ainsi, selon cette vision, que l’humanité est assurée de sa progression.
Le capitalisme néolibéral qui triomphe aujourd’hui est culturellement l’enfant de ce récit. Souvenons-nous que l’être humain a toujours besoin d’une caution et que, si elle n’est pas religieuse, elle doit avoir les apparences de la science. C’est ce que le récit pseudo-darwinien fournit aux passions humaines les plus archaïques que sont la richesse, le pouvoir, la jouissance sans entrave. Mais la différence entre les humains et les animaux est que ceux-ci sont limités dans leurs besoins alors que les appétits de notre espèce ne connaissent pas la satiété. Le résultat, c’est le monde que nous avons sous les yeux. La crise politico-sanitaire que nous sommes en train de vivre en a accusé les traits jusqu’à la caricature. C’est un monde régi par le cynisme, où le mensonge ne fait pas rougir, où la vérité est relative à l’argent que l’on touche et où la cruauté se purifie de raisons pseudo-économiques. Un monde où l’intelligence scientifique est empêtrée dans les générosités conditionnelles des sponsors de la recherche. Où la légitimité que confère la rapacité, avec pour corollaire le mépris des faibles, l’emporte sur toute autre considération. Où l’humanité peut sombrer dans la misère, l’abrutissement et l’asservissement, la planète dans la laideur et la pollution, pourvu que subsistent les oasis nécessaires au bonheur d’une toute petite élite. Celle qui le vaut bien.
A l’opposé de la réussite que le darwinisme social prend pour critère, l’histoire du Christ est celle d’une apparente déchéance. Jésus meurt piteusement sur la croix - ce supplice qui, selon les termes de Cicéron, est « le plus cruel et le plus infâmant qu’on inflige à des esclaves ». Or, cette mort est le premier apport du Christ au sein de l’histoire de l’humanité, le plus clivant, qui justifie à lui seul la remise à zéro du calendrier : il y a quelque chose de supérieur à la richesse matérielle, au pouvoir temporel, aux honneurs et même à la vie. Alain, l’incroyant, disait que la preuve de l’âme est la capacité de dire non, fût-ce, comme aurait pu compléter Pascal, au risque de se faire égorger. Force est de reconnaître que, résurrection ou non, une fois surmontée la sidération du calvaire, ce récit a parlé au coeur d’innombrables êtres humains au point que, plutôt que se renier, ils affrontèrent le supplice des arènes.
Le message évangélique donne à tous les humains une dignité égale. L’empathie originelle du christianisme pour les pauvres, renouvelée de siècle en siècle jusqu’à notre époque, montre à quel point il est radicalement inconciliable avec le darwinisme social. Pour le Christ et, si l’on a la foi chrétienne, pour Dieu, il n’existe pas d’individu dont la valeur intrinsèque serait augmentée par les possessions matérielles, les dignités mondaines, le pouvoir qu’il a su conquérir ou qu’il a hérités. On comprend que le christianisme soit plus ou moins discrètement détesté par une certaine élite: il en condamne les valeurs et les passions. Au jeune homme qui a gardé tous les commandements de la religion, Jésus propose, pour aller plus loin, de donner sa fortune aux pauvres ! Pis, à ceux qui lui demandent s’il faut payer l’impôt à l’Etat romain, il répond: « Rendez à César ce qui est à César ». Il nous dit que le sens et la joie de la vie ne sont pas à rechercher du côté du veau d’or mais d’une sobriété qui libère l’âme pour des fréquentations et des accomplissements d’un autre ordre. Au surplus, son message peut être considéré aujourd’hui comme écologique, puisque le bonheur auquel il invite est étranger à toute forme de prédation, de destruction ou d’excès.
L’apparition de l’humain dans le processus de l’évolution introduit un autre ordre que celui de la concurrence impitoyable, grossièrement recopiée des règnes animal et végétal, et c’est ce que la prédication du « Fils de l’Homme », malgré son ancienneté de deux mille ans, peut nous rappeler. C’était la conviction de Darwin qu’avec l’humain émerge un nouveau paradigme et c’est pourquoi il fut furieux du détournement de sa pensée commis par Spencer qui, de fait, sanctifiait en quelque sorte des mécanismes que notre espèce a pour destin de dépasser. Aujourd’hui, avec le transhumanisme, nous en sommes à vouloir augmenter l’humain alors que nous ne nous sommes pas encore appropriés tout notre potentiel.
Nous voici donc sur la ligne de partage des eaux. Chacun d’entre nous peut se demander auquel de ces deux grands fleuves affluent les récits qu’il se raconte. Celui qui nous mènera à parfaire la véritable évolution, celle où nos justes admirations ouvriront sur un nouvel avenir, ou bien celui qui nous entraînera rejoindre l’archaïque compulsion prédatrice dont l’achèvement sera la ruine et le chaos ?
3 commentaires
Remarquable texte, cher Thierry, mais pour moi, à chaque fois, il n'y a jamais deux voix, deux courants, il y a toujours une voie minoritaire car moins aisée à comprendre et du coup très niée, ou en tout cas, jamais consumériste, jamais dans la compétition mais dans l'élévation.
En prospective c'est souvent la voie salvatrice...
Mais pour l'être humain dans sa profondeur, elle est celle qui mène à l'esprit, celui qui aurait permis la résurrection du Christ après la mise au tombeau. Aujourd'hui, on l'appelle quantique...
Merci pour ce texte inspirant. Peut être que la meilleure rencontre entre la théorie de Darwin et le Christ est Teilhard de Chardin : ceux que la vie sélectionne sont ceux qui savent gérer la complexité. Aujourd'hui la "noosphère" de Teilhard prend une nouvelle dimension avec la pandémie : nous tous, les vivants, sommes mis en relation par un virus...
La référence à Teilhard me va parfaitement!
Les commentaires sont fermés.