Emancipation (II)
29/05/2022
Souvent, sur mon bureau, près de l’ordinateur où j’écris mes chroniques, j’ai un mug que je me suis fait personnaliser pour quelques euros par une entreprise spécialisée dans le marquage des objets publicitaires. D’un côté, on y voit le portrait à la mine de plomb d’un homme âgé dans son fauteuil, de l’autre cette phrase: « Seul le maître qui parce qu’il ignore oblige l’autre à trouver par lui-même est un maître émancipateur. »
Cette affirmation soulève plusieurs questions.
Le maître - au sens de l’enseignant - ne serait donc pas celui qui sait et transmet de son savoir ?
Le maître aurait-il pour véritable mission d’émanciper ses élèves ? Mais qu’est-ce que l’émancipation ?
Transmettre son savoir, n’est-il pas en soi suffisamment émancipateur ?
Jean Joseph Jacotot (1770-1840)
La vie de Jean Joseph Jacotot (1770-1840), l’auteur de la phrase reprise sur mon mug, donne l’exemple d’une bifurcation de vie dramatique, aussi féconde que d’abord non désirée. Esprit brillant, Jacotot se verra nommé sous-directeur de l’Ecole Polytechnique par le Premier Consul. Quand l’aventure napoléonienne tourne à la débâcle et que la royauté revient, il doit s’enfuir. Il se retrouve en Hollande, pays dont il ne parle pas la langue et où il lui faut survivre. Pour gagner sa vie, il imagine d’enseigner le français, le seul savoir qu’il possède pour lequel il semble y avoir une clientèle. Mais comment s’y prendre ? A tâtons, Jacotot élabore alors une méthode qui lui permet d’enseigner à des gens qu’il ne comprend pas. Cette expérience va susciter en lui nombre de réflexions et le développement d’une pédagogie originale. La Pédagogie éclosive™️ d’André Coenraets, qui m’a inspiré mes parcours, relève de la même philosophie. Mais, avant de poursuivre, imaginez un instant: si la vie avait été un long fleuve tranquille, si Jacotot n’avait pas dû fuir son pays, se retrouver, sans revenus, en des lieux étrangers, aurait-il découvert et mis au point sa méthode ?
D’où parles-tu ?
Dans certains milieux post-soixante-huitards, il y avait naguère une question récurrente : « D’où parles-tu ? » Il me semble pertinent d’y répondre avant d’aller plus loin. Je suis en grande partie autodidacte et quand, sur le tard, j’ai découvert Jacotot grâce au livre que Jacques Rancière lui a consacré, qu’un de mes bons collègues m’avait signalé, je me suis mieux compris moi-même. To make a long story short, après des débuts prometteurs, j’avais abandonné le lycée. L’intelligence qu’il m’avait semblé jusque là détenir se dérobait, mes notes chutaient, je n’en pouvais plus du « bahut » et la perspective du baccalauréat me glaçait. Je choisis d’aller travailler. Brève expérience: l’année de mes dix-sept ans, on me diagnostiqua une tuberculose pulmonaire qui me tint confiné pendant deux années, dont l’une à l’horizontale, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sauf nécessités physiologiques. Couché, on ne peut pas faire grand chose. Je ressentis alors un vide étrange à la pensée de ce que j’aurais pu apprendre si j’avais poursuivi mes études. Je me fis apporter - je ne sais plus pourquoi - Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Dans les éditions de La Pléiade, l’appareil critique et les notes rassemblent une extraordinaire richesse d’informations. C’est la vie intellectuelle de l’époque dont on lève un coin du voile autour de l’auteur. J’ai découvert que Rousseau, autodidacte, s’était fait un programme d’études. Sans complexe, je suivis son exemple et combinai les livres avec l’écoute de la radio. Cela ferait pédant d’en rajouter sur mes lectures de ces deux années. Disons, pour simplifier, que j’ai été plus particulièrement imprégné de Socrate (à travers Platon), Montaigne, Pascal, Rousseau, Teilhard de Chardin, Bergson et Alain. Mais aussi de Planète, la revue de Jacques Bergier et de Louis Pauwels, des Confessions de saint Augustin et des Mémoires de guerre de Charles de Gaulle. Pour ce qui est des romans, je me rappelle avoir été particulièrement marqué par Les Thibault, de Roger Martin du Gard. En complément de ces lectures et de bien d’autres, je m’administrais aussi un cours d’anglais sur disque vinyle et une méthode de mathématiques pour les nuls dont j’étais, qui ne m’a pas vraiment amélioré. Au fond, j’avais la libido sciendi. Ce fut une bénédiction que, à l’inverse de ce que ce serait aujourd’hui, je n’aie point eu la télévision dans ma chambre. A dix-neuf ans, après cette retraite que je qualifierais d’initiatique, je retrouvai le monde extérieur. En l’occurrence, quinze jours de marches dans la Vallée du Lys, en compagnie de Néron, le chien de nos logeurs, un amical setter irlandais dont je garde encore un souvenir ému.
Mais, me direz-vous, tous ces penseurs que vous avez abordés seul sont complexes, parfois obscurs voire abscons, comment pouvez-vous être sûr de les avoir bien compris sans l’accompagnement d’un maître ? D’abord, beaucoup de ceux qui s’exprimaient dans ma langue maternelle illustraient à merveille la phrase de Boileau: « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». De ce fait, je pense que j’ai su converser assidûment avec eux. Ils ont fini par se mêler à mes fibres et je les ai assimilés. En outre, j’ai cité Alain qui est selon moi, à sa manière, un maître émancipateur. Il n’a pas écrit des traités aussi impressionnants qu’ennuyeux, comme L’être et le néant de Jean-Paul Sartre, que j’ai lu à peu près à la même époque. Au contraire, son langage, son style, la brièveté de ses billets, permettent aux manants d’oublier toute vergogne pour se frotter aux grands esprits qu’il évoque.
Transmettre son savoir, n’est-il pas en soi suffisamment émancipateur ?
Pour en revenir à Jean Joseph Jacotot, plus que la transmission du savoir par celui-qui-sait à celui-qui-ne-sait-pas, l’intéresse la capacité de l’apprenant à apprendre par lui-même, à devenir créateur de sa compétence. Le maitre ne l’intéresse que dans sa capacité à aider à cette mise en oeuvre. Car, de toute façon, quel que soit le maître ou la matière, le creuset de l’acte d’apprendre est l’apprenant lui-même.
Je crois qu’activer en soi ce processus initie l’émancipation. C’est la même différence qu’entre recevoir et prendre, conduire la voiture ou être transporté par un véhicule sans chauffeur. Certes, l’acquisition d’un savoir confère une sorte d’autonomie: c’est le moment où je peux me passer du répétiteur et faire comme lui. L’émancipation est un pas plus loin. Il s’agit non seulement d’apprendre, mais d’apprendre à apprendre et d’être en apprenance de manière permanente. Il s’agit de comprendre ce que l’on a appris, de manière à pouvoir le contextualiser, le remettre en question, à en refaire l’ingénierie soi-même. Il s’agit de n’être pas qu’une mémoire mais aussi et surtout une intelligence. La médecine, de ce point de vue, est un cas digne d’intérêt. Je pense à deux médecins de mes relations, de verts septuagénaires toujours à l’affût de nouvelles compréhensions et de traitements innovants. Du fait de leur âge, ils ont un recul considérable sur les évolutions de leur art. Ils me disaient, en s’en désolant, qu’on est passé à ce qu’ils appellent « une médecine de prescription ». La formation y est pour beaucoup qui est influencée - quand elle n’est pas produite - par l’industrie. Point étonnant que l’on puisse dès lors envisager de remplacer les praticiens par des chatbots, ils fonctionneraient déjà sur un mode mécanique, comme ces robots de jadis dont les gestes résultaient des perforations d’un ruban. Ils ont acquis un savoir, des protocoles, ils leur obéissent mais ne les dominent pas. On ne peut cependant généraliser: les médecins qui ont subi les foudres de leur Ordre pour avoir soigné leurs patients atteints du covid malgré des consignes douteuses sont là pour en témoigner. Anthropologiquement, le rapport que l’on entretient avec son propre savoir - rapport de soumission ou de maîtrise - explique peut-être l’insuffisance de réaction de la profession à une politique sanitaire abracadabrantesque. « Je fais ce qu’on me dit, point barre. »
Dans le film qu’est notre vie, quel pourcentage du script est-il de nous ?
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