Fraternité
09/06/2022
J’écrivais récemment que pour être un vrai citoyen qui protège et fasse vivre la démocratie, l’émancipation intellectuelle est l’indispensable préalable. Pourquoi ? Parce que les techniques d’influence de nos opinions et de nos comportements se sont considérablement sophistiquées depuis qu’Edward Bernays a révolutionné le monde de la communication en s’inspirant des théories de son oncle qui n’était autre que Sigmund Freud, le père de la psychanalyse. Approché par les producteurs de tabac dont le commerce plafonnait, Bernays a su convaincre les Américaines de fumer (ce qui fit par la suite le bonheur du monde médical). Pour les producteurs de viande de porc, il a inventé le mythe du « véritable petit-déjeuner du pionnier américain » dans lequel, bien sûr, on trouvait du bacon. Il s’associa des médecins qui validèrent sa campagne: le subterfuge, comme on le voit, fonctionne toujours. Pendant la première guerre mondiale, Bernays a aussi aidé le gouvernement américain à faire passer l’opinion publique du pays de la neutralité à celui de l’engagement dans le conflit . Il est le père d’une ingénierie devenue célèbre: la fabrique du consentement.
Bernays ne se limita pas à influencer le style de vie des Américains ou leurs opinions politiques. Il a aussi énoncé et popularisé une théorie largement adoptée aujourd’hui par les dirigeants du monde entier. Le constat de départ pourrait se résumer dans cette formule dont j’ai oublié l’auteur: pris individuellement, l’homme est un génie, pris collectivement il est un nain. Bernays, qui a lu Gustave Le Bon, donne en exemple la contagion mimétique au sein d’une foule que submerge une émotion. Dès lors, les masses étant par nature purement émotives et sans intelligence, la démocratie n’est viable que si une élite manipule l’opinion publique afin d’en obtenir des décisions rationnelles. Le livre où il développe cette idée s’intitule sans complexe « Propaganda » et a été publié aux Etats-Unis en 1928. Bernays était aussi partisan d’une « gouvernance de l’ombre ». En d’autres termes, il jugeait que les enfants croient d’autant plus au théâtre de marionnettes qu’ils ne voient pas le montreur. La censure et la désinformation qui se sont développées au cours de la crise sanitaire, tant dans les médias que sur certains réseaux sociaux, relève de cette conviction qu’il revient à l’élite de décider de ce que doivent penser les masses. C’est la défunte URSS en plus moderne, étendue à la planète entière.
La lucidité n’est pas suffisante
Pour protéger et faire vivre la démocratie, la lucidité, cette vertu froide, ne suffit pas. Une autre chose est également indispensable que notre devise républicaine appelle « fraternité ».
La Révolution n’a pas inventé la fraternité. De même que, pour établir son influence sur les esprits, elle a tenté de façonner un nouveau vocabulaire, de renommer certaines choses - par exemple les jours de la semaine et les mois - elle a rebaptisé aussi ce que les chrétiens appellent « charité ». Il ne s’agit pas de la charité que l’on « fait » mais de l’affection que l’on porte. Le mot grec correspondant à charité signifie « chérir ». Que les hommes sont tous frères, que chacun d’eux est notre « prochain », au delà de nos différences de toute nature, est une affirmation réitérée du Christ. A ce titre, Il fréquentait des populations que rejetaient les juifs orthodoxes de son temps, ce qui lui valait de virulentes critiques. C’est le sens de la parabole du « bon Samaritain ». C’est dire que pour Lui, la fraternité ne se limite pas à ceux qui nous ressemblent, qui partagent avec nous les mêmes rites et les mêmes croyances. La fraternité, dans le christianisme authentique, transcende toutes les différences.
L’abandon de la fraternité
Pour en revenir à la démocratie, l’abandon de la fraternité est calamiteux. L’Etat lui-même est un initiateur de cet abandon quand il n’y encourage pas. Montrer du doigt, par exemple, ceux qui refusent sa politique sanitaire et en faire des individus stupides, vicieux et dangereux, a très bien fonctionné. Qu’on leur accorde ou non une valeur scientifique, les mesures telles que le masque, le confinement, la limitation des sorties et du nombre de personnes qui peuvent se réunir, les couvre-feu, la fermeture des lieux de convivialité, ont entretenu durant des mois une déshumanisation littérale de la vie quotidienne et un assèchement misérable de ressources affectives. Avec le masque qui efface le sourire, la plupart d’entre nous se retrouve avec moins d’expression qu’une machine, ce qui stimule des projections négatives, car si chacun d’entre nous reste plus ou moins en contact avec ses propres émotions, en revanche l’autre nous semble ne plus en avoir. Quant aux réunions d’amis et de famille, elles peuvent tuer; mon prochain devient un danger et l’enfant un assassin en puissance de sa malheureuse grand-mère. C’est très pertinemment que Maître Fabrice DiVizio a baptisé « Je ne suis pas un danger »* l’association qu’il a créée pour apporter un soutien juridique et économique aux non-vaccinés et aux vaccinés sous contrainte. L’analyse de cette politique fait apparaître le recyclage d’une notion religieuse: celle du pur et de l’impur avec les comportements superstitieux qui l’accompagnent. C’est au point que des personnes qui se sont fait faire une ou plusieurs injections pour être protégées du virus ne se sentent pas protégées de celles qui ont refusé cette injection.
La culture du clivage
Enveloppant tout cela, la culture qui s’est répandue au cours de ces dernières décennies, souvent financée par quelques « philanthropes » mondialistes, n’est pas une culture de fraternité - quoique sous le couvert de fraternités sélectives - mais de clivage. Elle s’appuie aussi sur une dialectique du pur et de l’impur, cette fois orientée vers des groupes et des opinions. Il s’agit de multiplier au sein de la société une myriade de querelles qui provoqueront une atomisation du corps social. C’est à qui aura un ressentiment à prêcher, à qui jettera des anathèmes et convoquera des coupables devant le tribunal populaire. Ce pullulement entretenu d’agressions verbales ou matérielles, parfois physiques, nous maintient dans une atmosphère de tension permanente qui use nos âmes. Il disperse les énergies qui, concentrées sur une cible, pourraient menacer le système. L’objectif est de balkaniser durablement les peuples de l’intérieur. C’est que se reconnaître fondamentalement frères au delà des différences, c’est faire société contre vents et marées et surtout contre le pouvoir qu’une caste et ses valets ont détourné à leur profit. Faire société, c’est être constitué en corps social puissant. Des citoyens lucides mais qui ne font pas société sont tout aussi impuissants que des citoyens unis mais aveugles.
Le manque de fraternité est le talon d’Achille du corps social face aux puissants
Il ne s’agit pas d’être tous coulés dans le même conformisme, de chanter en choeur « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », de fermer les yeux sur des comportements ou des opinions critiquables. Il s’agit d’avoir un socle commun inébranlable, constitué de respect et de solidarité inconditionnels. C’est ce socle qui, pendant la seconde guerre mondiale, a fait chez nous la force de la Résistance quelque modeste et disparate que fût son recrutement - et justement parce qu’il était modeste et disparate. Il ne s’agit pas de renoncer à se combattre au plan des idées et de l’organisation idéale de la société, mais de savoir faire la distinction entre le débat et ce qui fracture le corps social dont l’union est indispensable face à une entreprise clairement dictatoriale. Car le manque de fraternité est le talon d’Achille du peuple face aux puissants. Ces derniers ont compris depuis longtemps que leur puissance n’existe que grâce aux divisions qui empêchent le peuple de s’unir et ils s’emploient à les favoriser sous diverses formes. Avec la complicité des médias et de quelques officines, simplifier les problèmes en jouant sur les émotions, créer un décor fait de caricatures de bons et de méchants, stimuler les fanatismes et encourager les jugements arbitraires, pousser à la violence des revendications a priori légitimes, sont quelques-uns des subterfuges qu’utilisent ceux qui entendent garder les démocraties sous contrôle. C’est une autre manière de décliner la concurrence généralisée que prône le darwinisme social, la concurrence de chacun avec tous, non pas cette fois sur le terrain des richesses et des situations à gagner mais des consciences à accaparer. Le résultat est identique : le morcellement et l’isolement qui nous affaiblissent face aux enjeux les plus vitaux, nous rendant incapables de secouer le joug de nos ennemis communs. Diviser pour régner est un vieil adage. Initialement, il s’agissait du niveau géopolitique. Maintenant, c’est le corps social qu’il s’agit de fracturer afin qu’il ne puisse pas se ressaisir. On va retrouver ici la lucidité: chaque fois que nous nous divisons, nous devrions nous demander à qui cette division profite. De qui nos querelles renforcent-elles le pouvoir ?
Réparer
Une autre vertu de la fraternité, de l’attitude fraternelle, est qu’elle permet de réparer le tissu social mis en charpie par la multiplication des clivages. Teilhard de Chardin a écrit: « La douceur est la plus grande des forces, parmi celles qui se voient ». J’ai mis du temps, à vrai dire, à le comprendre, bien que ce soit évident. Il faut dire que j’ai à faire personnellement avec un tempérament plutôt vif et véhément. Si l’autre, d’une manière ou d’une autre, me donne des signes qu’il me hait ou me méprise, si je pense qu’il va m’agresser, je me raidis, je fourbis mes armes, je me prépare au combat - j’ai envie de l’écraser. Les situations de ce genre fonctionnent en miroir, c’est pourquoi personne n’y a jamais le dessus et qu’au contraire les positions de chacun ne font que se durcir. Il n’y a d’autre issue qu’une ordalie que seules achèveront l’épuisement ou la destruction réciproque. Si, à l’inverse, l’autre me donne des signes sincères d’apaisement, sans conditions préalables, je mettrai peut-être un certain temps à les croire, à les accepter, mais, la constance aidant, nous pourrons un jour nous asseoir ensemble, « à bâtons rompus » comme le dit si bien l’expression, et nous écouter. Nous pourrons envisager de refonder un socle commun à partir duquel de nouvelles évolutions seront possibles.
Si nous avons ce besoin étrange mais répandu
d’un ennemi à pourfendre davantage que d’une oeuvre à réaliser ensemble...
Pour conclure, j’aimerais ajouter une dernière considération. Elle mériterait une chronique entière et je l’écrirai peut-être un jour, mais je le ferai ici brièvement. Selon moi, le monde que nous produirons sera non celui de nos idées et des valeurs que nous proclamons, mais celui des émotions que nous laisserons nous animer. Je veux dire que nous pouvons prêcher la vertu et le bien, si ce qu’il y a à l’intérieur de nous peut-être à notre insu (quoique repérable dans certaines circonstances), est le mépris, la haine, la peur, la colère, le fanatisme, nous engendrerons un monde de mépris, de haine, de peur, de colère et de fanatisme. Si nous avons ce besoin étrange mais répandu d’un ennemi à pourfendre davantage que d’une oeuvre à réaliser ensemble, nous produirons un monde stérile d’ennemis qui se pourfendent pendant que tout s’écroule autour d’eux. Les grands idéaux de la Révolution, parmi lesquels la fraternité, se sont ainsi noyés dans le sang dont s’est abreuvée la Terreur. Compte tenu de la part d’énergie animale qu’il y a en nous, faire le choix de la fraternité nous conduit sur un chemin de transformation exigeant. C’est comme être chrétien: selon moi, on n’est pas chrétien, on s’efforce chaque jour de l’être.
3 commentaires
J’habite un village où je n’arrive pas à me faire des amis. Il y en a un qui élève des canards, l’autre qui vote MLP, un autre qui est obsédé par les agressions urbaines, un autre qui aime les courses de mobylettes, un autre qui va à la messe, plusieurs sont chausseurs, et j’en passe. Il y en a même un qui passe pour riche. Je ne les supporte pas. Moi, je suis normal mais on dirait que je suis le seul.
J’habite un village où je n’arrive pas à me faire des amis. Il y en a un qui élève des canards, l’autre qui vote MLP, un autre qui est obsédé par les agressions urbaines, un autre qui aime les courses de mobylettes, un autre qui va à la messe, plusieurs sont chausseurs, et j’en passe. Il y en a même un qui passe pour riche. Je ne les supporte pas. Moi, je suis normal mais on dirait que je suis le seul.
Oui, la communication, la relation à soi-même et à l'autre, ça devrait s'apprendre à l'école. C'est un peu enseigné par les religions, et dans certaines écoles où l'on réfléchit ensemble sur ce qui engendre les conflits, sur nos émotions, nos besoins, mais cela concerne trop peu de personnes. La CNV par exemple, m'a beaucoup appris, mais je m'en suis éloignée à cause du manque de valeurs spirituelles qui amène à ne pas vouloir voir le mal dans les comportements (jusqu'à relativiser l'inceste et la pédophilie ! )
Je rêve d'une société où la spiritualité, la connaissance de soi et la communication seraient les bases de l'enseignement...
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