Notre alimentation, du maillon à la chaîne
29/09/2022
J’ai assisté récemment à une table ronde organisée à La Roche-sur-Yon par Demain Vendée. Depuis plusieurs années, Demain Vendée recense sur notre territoire les acteurs et les expériences qui peuvent inspirer de nouvelles entreprises et manières de vivre en accord avec les harmonies du vivant. Je dois dire que, de ce point de vue-là, la richesse de notre pays est surprenante et que Demain Vendée fait un travail remarquable. La table ronde de jeudi dernier portait sur l’alimentation et s’y croisèrent les logiques de la permaculture, du développement territorial, de la diététique, de la cuisine et de la gastronomie. J‘ai envie de partager ce que j’en ai principalement retenu et les réflexions que je me suis faites.
A la différence de certains pays où il est bien déchu, l’acte de manger reste encore important dans notre culture française. En outre, plus personne ne peut l’ignorer, il s’agit en même temps de notre santé et cela ne se limite pas au choix entre le beurre et le lard, entre le « bio » et le « non bio ». Puis, nous venons de voir resurgir des peurs que nous pensions avoir laissées dans les placards du XIXème siècle: celles des pénuries. Quelques raisons suffisantes, donc, pour aborder ce sujet de l’alimentation et le faire sous un angle transdisciplinaire. Au delà des nombreuses facettes qui furent évoquées, le principal intérêt, pour moi, de cette table ronde a été de faire apparaître la dimension systémique - les interactions multiples et étendues - de ce que nous décidons de mettre dans nos assiettes.
Pour ordonner mon propos, je vais recourir une fois encore à un modèle que je trouve particulièrement pertinent, celui des besoins humains fondamentaux élaboré par l’économiste et environnementaliste chilien Manfred Max-Neef (1932-2019) *.
Notre monde est le produit de nos solutions
La première chose à retenir est que la manière dont nous choisissons de répondre à nos besoins produit le monde dans lequel nous vivons. Selon Manfred Max-Neef, l’accès à la satisfaction de nos besoins se décline en quatre modalités: l’avoir, le faire, l’interagir et l’être. L’ « avoir » est la modalité privilégiée de nos sociétés: ce dont nous avons besoin, nous l’acquérons. S’agissant de l’alimentation, c’est l’acte banal, en apparence très simple - si on ne lui accorde qu’un regard superficiel - qui consiste à faire ses courses. Le deuxième mode, le « faire », est évident: il s’agit là de se nourrir de ce que l’on produit soi-même - en faisant son potager, en élevant poules et lapins - ou que l’on peut se procurer en allant dans la nature chasser, pêcher ou cueillir. « L’interagir » consiste à coopérer avec d’autres pour accéder à ce dont on a besoin: je pense par exemple aux jardins partagés qui permettent une production plus variée qu’un jardin personnel et où l’on s’entraide et peut échanger semences et récoltes. Le mode de l’ « être » quant à lui est plus subtil. Il s’agit, sommairement, de la gestion de nos émotions et, pour rester dans notre sujet, de notre rapport intime à la nourriture. L’exemple qui me vient est la façon dont je saurais tirer satisfaction d’une expérience de frugalité choisie ou de pénurie subie.
Que nourrissons-nous en nous nourrissant ?
J’ai écrit plus haut que l’acte banal de faire ses courses n’est pas aussi simple qu’il le paraît. Chacune des quatre modalités induit en aval des ramifications par lesquelles le monde se façonne. En ce qui concerne « l’avoir », je peux acheter ma nourriture au marché de plein vent, dans un magasin de la grande distribution, chez un producteur local ou dans une épicerie coopérative - voire en ligne. Je peux l'acheter en l’état ou plus ou moins transformée - du sac de patates encore tachées de terre au plat à réchauffer au micro-onde, en passant par les carottes déjà râpées ou les bananes déjà pelées et en rondelles. Elle peut être fraîche, surgelée ou en conserve. Je peux acheter des produits locaux, venus des départements voisins ou de contrées plus lointaines. Je peux choisir des produits de saison ou, au contraire, désaisonnaliser ma consommation en générant des interactions spécifiques: si, vivant en France, je désire consommer des tomates à Noël, elles ne pourront qu’être importées. On voit clairement que, du champ jusqu’à l’assiette, la logistique, les coûts énergétiques et écologiques et l’organisation sociale induite peuvent être fort différents.
En fonction de mes choix, l’argent que je dépense pour mon alimentation irriguera une économie de proximité, de petites exploitations en circuit court, ou au contraire un système industriel et capitalistique et des chaînes d’approvisionnement longues et complexes. Il encouragera certaines pratiques culturales de préférence à d’autres, avec pour conséquence des aliments de qualités nutritives différentes. L’argent que je dépense procurera ainsi à ceux qui en bénéficieront le moyen de vivre, de se développer, et éventuellement de s’enrichir et d’acquérir du pouvoir sur la société. De mes choix découleront des pollutions plus ou moins graves affectant des lieux différents, proches de moi ou lointains, de même que des modèles économiques et sociaux plus ou moins vertueux. Ce n’est pas tout : selon le degré de transformation des aliments que j’achète, je fais aussi un choix entre l’avoir et le faire: entre le prêt-à-manger et l’acte de cuisiner, j’engage donc de nouvelles interactions avec des environnements proches ou lointains.
Choix alimentaire ou choix de vie ?
J’ai esquissé les interactions de nos pratiques d’achats alimentaires avec le territoire, la société, l’économie, l’écologie. Comment ne pas revenir sur le rapport qu’elles entretiennent avec notre santé ? On pense tout de suite au « bio » et au « non bio », mais ce n’est pas si simple. Dans le « bio », se pose quand même la question des nutriments. Un légume bio n’en est pas forcément plus riche qu’un autre, tout dépend des semences utilisées, des méthodes culturales et des contraintes liées au transport - un fruit ou un légume qui voyage sera récolté moins mûr, donc moins « achevé » que s’il est destiné à une consommation sur place. Il y a aussi, indépendamment de la consommation elle-même, l’effet local des méthodes culturales: le volume des pollutions chimiques dans notre environnement de vie, sujet que connaissent bien, entre autres, les riverains de certains vignobles.
Ensuite, évidemment, il y a ce qui relève directement de notre manière de manger: les quantités que l’on absorbe bien sûr, mais aussi la proportion entre la chair et le végétal, entre la viande et le poisson, et la diversité ou au contraire la répétition de ce qui se retrouve dans nos assiettes. Comme une effet de miroir, cette palette alimentaire s’inscrit dans nos paysages selon la proportion des surfaces allouées aux fruits, aux légumes, aux animaux et aux techniques d’élevage: de plein air et éparpillé ou industriel et concentré. Enfin, dépendant de nos goûts, de nos coutumes, du temps dont nous disposons et de nos savoirs culinaires, il y a la manière d’accommoder les aliments: elle influe à la fois sur les nutriments qu’ils conserveront, sur les transformations chimiques plus ou moins heureuses de leurs composants, sur le gâchis que peut laisser chacune des étapes du processus**. Elle influe, elle aussi, sur les dépenses énergétiques et la pollution.
Une description transdisciplinaire de la problématique alimentaire telle que proposée par Demain Vendée développe ainsi une arborescence de questions à se poser, mais je ne voudrais pas clôturer ce paragraphe sans replacer notre alimentation dans le contexte global de nos choix de vie. Quel budget voulons-nous ou pouvons-nous lui allouer ? Quel temps - y compris de réflexion - acceptons-nous de lui consacrer ? En cas d’arbitrages à faire, avec quoi le contenu de notre assiette sera-t-il en concurrence ?
Perte de diversité
Il y a un point commun à nos errements alimentaires et il est d’ordre culturel. Au delà des symboles associés à tel ou tel aliment ou à tel mode de cuisson, qui peuvent nous induire à en abuser ou à les rejeter, beaucoup de savoirs se sont aujourd’hui perdus. Le nombre de légumes dont le consommateur contemporain connaît le goût voire le nom est inférieur à celui dont nos grands-parents étaient familiers. Au surplus, en marge de leur activité principale, ceux-ci avaient souvent conservé le savoir et la pratique du jardinage. C’était le cas de mon grand-père maternel qui, à la ville, était tailleur et, à la campagne, cultivait une vigne. Des manières d’accommoder et de conserver se sont également appauvries voire perdues. Or, dans tous les domaines, la diversité est le facteur déterminant de la résilience. Comme l’a montré Robert Ulanovicz**, si l’on plante sur des milliers d’hectares une seule variété d’arbre, on s’expose au risque qu’une cause unique ravage tout en un clin d’oeil. Si l’on compte, pour s’alimenter, sur un seul légume et que celui-ci vienne à manquer en raison de la météorologie ou d’une maladie, l’on se retrouve à la famine. Si l’on privilégie un élevage de manière massive et qu’une épidémie dangereuse se déclare, des milliers ou des millions de bêtes seront abattues qui ne pourront être consommées. Tel est le risque de mettre, comme le disait la sagesse populaire, « tous les oeufs dans le même panier ». A l’inverse, sur un territoire, une combinaison intelligente de végétaux et d’animaux assurera à cet écosystème un équilibre minimal et un amortissement des perturbations qui pourraient survenir. Je me souviens d’un documentaire où non seulement un jeune couple combinait sur son exploitation potager, verger et élevage, mais encore dans chacun de ces secteurs jouait la diversité des espèces jusqu’à avoir plusieurs sortes de pruniers, de poules, de tomates.
Cercle vicieux
C’est un cercle vicieux: confrontée à des consommateurs qui ont une gamme de goûts réduite, la restauration collective - EHPAD, cantines scolaires, restaurants d’entreprise - craint de proposer des plats que leurs clients rejetteraient. Sans même évoquer la place que les chaînes de fast food ont prise dans nos habitudes alimentaires, il en est souvent ainsi de la restauration traditionnelle, même si quelques chefs aiment encore à faire découvrir de nouvelles saveurs à leurs habitués. S’ajoute à cela, avec le retour récent de l’inflation et le fort accroissement des coûts énergétiques, le réflexe instinctif d’aller au moins cher qui est défavorable à la créativité. De ce fait, au moment où en a le plus grand besoin pour faire évoluer nos pratiques de consommation, l’art des cuisiniers s’appauvrit en même temps que la culture gustative de la population. L’on perd ainsi à la fois les acquis du passé et ce que des innovations pourraient en faire.
A problème culturel, réponse culturelle: la proposition d’un des invités de la table ronde est de réintégrer à la cuisine les aliments oubliés ou méprisés en les réintégrant d’abord culturellement. La culture, au sens anthropologique du terme, étant tissée d’histoires, c’est en racontant aux chefs et aux consommateurs des histoires sur ces aliments - leur origine, le rôle qu'ils ont joué dans nos coutumes, les changements qu'ils ont apportés - qu’on peut en amorcer la réintégration dans les usages.
Demain ?
Selon Manfred Max-Neef, la réponses que nous donnons à nos besoins peut être destructrice, inadaptée, inhibitrice, univoque ou synergique. Une réponse est dite destructrice quand, pour satisfaire un besoin, elle détruit le moyen de répondre à un autre. Par exemple, afin de loger une population, on bétonne un sol fertile occupé jusque là par des potagers. Une réponse est dite inadaptée quand elle apaise le symptôme d’une carence sans la traiter à la racine: par exemple, l’usage de l’alcool ou de la drogue pour masquer le mal-être. Elle est inhibitrice quand la satisfaction d’un besoin empêche la satisfaction d’un autre: un besoin de se divertir qui déborde excessivement sur le temps nécessaire pour assurer sa subsistance, ou - un grand classique - le besoin de protection qui jette son ombre sur le besoin de liberté. La réponse univoque, quant à elle, ne satisfait qu’un seul besoin: j’ai faim et j’achète un sandwich. Enfin, la réponse synergique représente la fécondité: elle permet de satisfaire à la fois plusieurs besoins. Un jardin partagé satisfait en même temps les besoin de subsistance, de relations aux autres, de protection, d’activité physique, de créativité et, pourquoi pas, de spiritualité. Les réponses synergiques sont, à mon avis, la clé d’un avenir vivable.
Que penserait-on d’un homme menacé qui, au lieu de conserver ses armes sous la main, les cacherait à quelques dizaines ou centaines de kilomètres de sa maison ? S’agissant de notre nourriture, ne pouvons-nous pas nous poser la même question ? Car, que des pénuries soient possibles et même envisageables, il me semble sage aujourd’hui’hui de l’accepter. Comme l’écrivait Montaigne en conclusion de ses Essais: « Le monde est une éternelle branloire ». Depuis quelques mois, cela s’est de nouveau vérifié. Des lignes de fracture sont apparues où nous ne voyions qu’une continuité inébranlable. Ceci affecte les flux sophistiqués sur lesquels nous croyions pouvoir compter sans réserve. Mais la solidité d’une chaîne est celle de son maillon le plus faible. Plus une chaîne compte de maillons, plus ses points de fragilité sont nombreux. C’est ainsi que de multiples facteurs peuvent interrompre la production de la nourriture et son acheminement jusque’à nous. Nous en avons une illustration presque caricaturale : sécheresse au Canada, pénurie de moutarde en France.
La sagesse, me semble-t-il, nous invite à remettre au plus près de nous la production de notre alimentation. Le risque d’inaccessibilité des resources est proportionnel à la distance et au nombre d’intermédiaires qui nous en séparent. Sachant que nos territoires sont loin de l’autosuffisance, il appartient donc à chacun d’entre nous, dans la mesure de ses moyens, d’apporter sa contribution au nécessaire rééquilibrage. C’est possible en orientant nos choix de consommation pour encourager le développement local d’une agriculture de subsistance. C’est possible en diversifiant nos comportements alimentaires pour réduire le gâchis et développer un tissu local d’exploitations résiliantes. C’est possible, si nous avons un bout de terrain à notre disposition, en prenant la grelinette à deux mains.
Pour évoluer, le monde dans lequel nous vivons a besoin de notre propre évolution.
Participants à la table ronde de Demain Vendée:
Félix Lallemand, co-fondateur de l’association Les Greniers d’Abondance, qui informe et accompagne les territoires pour développer leur résilience alimentaire.
Gilles Daveau, cuisinier et formateur, auteur du Manuel de cuisine alternative, qui initie à la cuisine végétale et ses bienfaits au plus grand nombre.
Corinne Daigre, créatrice des Jardins de Corinne, maraîchage sur sol vivant et lieu de de vente directe situé à Grosbreuil.
Lilian Bouchet, salarié du CPIE Sèvre et Bocage, en charge d’accompagner les Pays de Mortagne et de Pouzauges dans l’élaboration de leurs Projets Alimentaires Territoriaux.
Benjamin Lotin, consultant en nutrition santé et explorateur d’autres manières de se nourrir (alimentation vivante, jeûne…) notamment via son podcast Evolution talk. Il initie également une forêt comestible à Rosnay.
* J’ai déjà écrit sur le sujet et si vous souhaitez avoir une vision globale du système de Manfred Max-Neef, vous le trouverez présenté ici: http://indisciplineintellectuelle.blogspirit.com/archive/...
** Robert Ulanovicz, cf. https://www.yumpu.com/fr/document/view/16573604/recueil-c...
*** Qui, par exemple, quand il pare un chou-fleur, en réserve les côtes pour une autre préparation ?
2 commentaires
Homme sage,
Toi, savoir que manger bison
est bon. Remercions l'âme bison de nous nourrir et nous donner force!
Bientôt nous manger insectes gras ou croquants, moi pas remercier âmes asticots, résidus de charognes! Pourritures bons pour terre, pas pour hommes. Bons pour donner bonnes salades... Cultivons!
Futé !
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