Systèmes immunitaires 2/7
25/01/2023
Que sommes-nous ?
The New Scientist évoquait récemment « l’identité narrative » des personnes et ce qu’elle peut leur apporter: « L’histoire que vous vous racontez sur vous-même a une grande influence sur votre bien-être et sur votre capacité à atteindre vos objectifs personnels. » Les Approches Narratives de Michael White l’ont depuis longtemps démontré et elles ont forgé de nombreux outils afin d’aider les personnes qui ont le malheur de se raconter une histoire toxique. Ce que The New Scientist réserve aux individus est aussi vrai d’une histoire collective. Mais, dans un cas comme dans l’autre, un foisonnement de récits ne constitue pas encore une histoire. Parcourant près de deux millénaires d’archives, Jules Michelet (1798-1874) en fit un fleuve: son Histoire de France. Un siècle et demi plus tard, l’on peut évidemment la critiquer sur bien des points. Mais les phrases qui introduisent cette splendide tapisserie méritent d’être relues: « Cette oeuvre laborieuse d’environ quarante ans fut conçue d’un moment, de l’éclair de Juillet. Dans ces jours mémorables, une grande lumière se fit, et j’aperçus la France »*. C’est de l’ordre d’une épiphanie. Et l’historien d’ajouter cette très fine remarque: « Elle avait des annales, et non point une histoire ». Mettre en histoire, c’est donner une forme au foisonnement du chaos, tenter une intelligibilité, invoquer une signification. C’est nous donner la capacité d’agir grâce à ce que cela nous dit non seulement du monde mais aussi de nous-mêmes, car les deux sont indissociables. C’est faire le pari de notre identité.
Voilà le pari qu’au sortir de la première guerre mondiale faisait Charles de Gaulle: « Le côté positif de mon esprit me convainc que la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ; que, seules, de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays, tel qu’il est, parmi les autres, tels qu’ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur. »** Je gage que ces lignes paraîtront incongrues à certains lecteurs des générations récentes qui les découvrent peut-être. Pourtant, quand elles furent écrites, et encore des années plus tard, elles ne prêtaient à sourire que pour ceux qui avaient fait le choix de l’atlantisme. Or, ce pari d’une France grande et noble avait d’abord été celui du 18 juin 1940, quand plus personne ou presque ne croyait dans son relèvement, car plus grave que vaincue elle s’était faite complice. Personne ne croyait à ce relèvement, certains ne le souhaitant même pas. Pour le chef de la Résistance, les Alliés ne se révélèrent guère moins dangereux que les ennemis. Lors de son retour au pouvoir en 1958, le pari renouvelé du vieux soldat fut de faire d’un pays au bord de la guerre civile, discrédité par son instabilité politique et où l’on pouvait mourir de froid***, une nation indépendante, moderne, respectée, occupant sa place spécifique au service de meilleurs équilibres mondiaux. C’est le pays qu’il a construit en dix ans et nous a laissé. L’aurait-il fait sans ce que la France représentait pour lui ?
Aujourd’hui, une cinquantaine d’années plus tard, je pense que j’aurai peu de contradicteurs si je formule l’hypothèse que la citation du Général que j’ai reprise ci-dessus en laissera perplexe plus d’un, à moins de croire qu’il s’agissait de football. De même si je suppose qu’en tant que peuple de France nous avons des difficultés à répondre aux trois questions de Gauguin.
« Où allons-nous ? » - Savons-nous même où nous voulons aller ?
« Que sommes-nous ? » Comment répondre à cette question si nous ne savons plus d’où nous venons ? Tout se passe comme si nous avions choisi d’être orphelins de notre histoire.
A vrai dire, si nous y avons notre part de responsabilité, nous y avons été aussi aidés.
(À suivre)
* C'est moi qui souligne.
** Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre.
*** Voir le film Hiver 54.
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