Systèmes immunitaires 3/7
27/01/2023
Le complexe de Jebediah Springfield
En lisant ce qui précède, quelques-uns de mes lecteurs, peut-être, auront souri et haussé les épaules: « Ah! Le roman national! » L’expression « roman national » est un peu comme l’adjectif « complotiste », à savoir que l’on a seulement affaire à des billevesées, potentiellement dangereuses de surcroît. Le roman national est d’office suspect, parce que l’on a rendu suspect le concept même de nation: il encouragerait au nationalisme belliqueux, au colonialisme, au repli sur soi, etc. Dans la foulée, au nom d’une morale supérieure, le « souverainisme » subit le même sort. Mais c’est accuser son chien de la rage pour s’en débarrasser. Aimer son pays ne demande pas qu’on déteste les autres.
La définition du roman national est qu’il s’agit d’une version romancée de l’histoire. Tellement romancée d’ailleurs, selon certains, qu’elle irait jusqu’à faire croire à l’existence d’une chose qui n’existe pas réellement: la nation. On retrouve-là le même fantasme intellectuel que dans le genrisme: être homme ou femme ne relèverait que d’une construction de l’esprit indépendante de l'anatomie et de la physiologie. Il me souvient d’avoir organisé, au temps de ma folle jeunesse, une « Journée du livre d’histoire de France ». J’avais eu la visite de deux activistes occitans de mes amis qui s’étaient exclamé, narquois: « C’est quoi, la France ? » Je me souviens aussi, bien des années plus tard, d’avoir entendu à la radio un professeur d’histoire de Trappes dire qu’il « n’était pas payé pour faire aimer la France ». C’était l’aveu que lui-même ne l’aimait pas. Peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles nous avons des difficultés à intégrer certaines populations: pourquoi feraient-elles l’effort d’adopter une famille qui, d’une part, ne s’aime pas elle-même au point de se renier, et qui, de l’autre, ne nous apporterait à la rejoindre aucun motif de fierté ? Mieux vaut alors construire son identité sur sa détestation, continuer à vivre comme un étranger en terrain ennemi et tourner ses fantasmes vers le mythe du « bled ».
J’ai connu dans ma vie professionnelle quelques entrepreneurs: les meilleurs étaient ceux qui vous proposaient de vivre une aventure et pas seulement un contrat de travail assorti d’une rémunération et de colonnes comptables. Selon le point de vue où l’on se place, ce que nous appelons la France peut se réduire à des ressources à siphonner, à des marchés, à un système économique, à des flux financiers - en résumé à une réalité aussi diverse et matérielle que les statistiques que l’on en peut faire. Mais, en aucun cas, la France ne saurait être quelque chose qui embrasse tout cela en le dépassant. Et, surtout, au grand jamais - soyons réalistes ! - rien qui pourrait être de l’ordre d’une « madone aux fresques des murs »*. C’est le regard non de l’amant mais d’un anatomiste en salle de dissection. Cependant, pourquoi devrions-nous escamoter l’un de ces deux registres: le mental et le coeur, le froid et le chaud ? De Gaulle lui-même les a posés ensemble dès les premiers mots de ses Mémoires de Guerre: « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a, en moi, d’affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs... »**
Le niveau de l’affectif est celui de nos besoins psychologiques personnels et collectifs. Au risque du contraste, j’ai envie de faire ici un détour par la série américaine de Matt Groening, « Les Simpson ». A l’occasion de la fête annuelle de Springfield, Lisa, la petite surdouée d’une famille de beaufs, doit rédiger une dissertation sur Jebediah Springfield, le fondateur de la ville. Esprit scientifique, Lisa ne veut pas se contenter de récits de seconde main et, comme Jules Michelet, elle va aux archives. Elle découvre alors, horrifiée, que celui que l’on honore comme un héros était en réalité un pirate et un criminel, de son vrai nom Hans Sprungfeld. Il aurait même tenté d’assassiner Washington ! Dès lors, il est impossible pour elle de faire l’éloge d’un tel personnage et elle ressent comme de son devoir de restaurer la vérité. Cependant, marchant dans les rues à la veille de cette satanée fête, elle voit toute l’activité qui se déploie autour de sa préparation, le bonheur des gens à participer à cette oeuvre collective éphémère. C’est un des moments de l’année où le vivre ensemble n’est pas seulement le fait d’habiter et consommer dans les mêmes lieux mais de produire quelque chose de commun. Lisa finit par se dire qu’il vaut mieux qu’elle se taise car, pour la communauté, il y aurait plus à perdre qu’à gagner. Si le véritable Jebediah Springfield n’est pas digne d’éloges, le faux, celui que la tradition a créé, constitue un mythe bienfaisant**.
Pour conclure ce billet, je vous invite à lire la dissertation d’un étudiant qui a réellement existé. Il s’appelait Jean Moulin et évoque son « héros préféré »: https://www.charles-de-gaulle.org/blog/2023/01/18/le-hero...
(à suivre)
* Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre, Plon, 1954. Cf. plus bas.
** Op. cit. C’est moi qui souligne.
** Le Vrai Faux Héros ou Lisa l'iconoclaste, 16e épisode de la saison 7 de la série télévisée Les Simpson.
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